|40| Monstres de chair et monstres de guerre

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L'écho du coup de feu résonne encore dans nos oreilles, souvenir du chaos qui a failli virer au drame il n'y a même pas quelques secondes. Ravie d'avoir fait craquer Rose, Enola en a néanmoins perdu son sourire sournois. Et je comprends pourquoi alors qu'elle s'efforce de contrôler son menton tremblotant à la vue de l'adolescent.

« Merci Luke...

- Tais-toi. »

Sa langue claque comme un fouet invisible, faisant vaciller la jeune femme sur sa chaise. Luke considère Enola avec mépris, le simple fait qu'elle s'adresse encore à lui comme si de rien n'était le répugne.

« Je ne l'ai pas arrêté pour te sauver. Si ça ne tenait qu'à moi, tu serais encore enfouie sous les décombres. Rose a déjà assez de martyrs qui la tourmentent, tu ne te rajouteras pas à la liste.

- Peut-être qu'elle le mérite.

- Voudrais-tu savoir ce que toi tu mérites vraiment pour ce que tu as fait ? »

Il la domine de toute sa hauteur, la bouche dégoulinante de dédain. La menace de sa question plane dans l'air sans trouver de réponses tant il y a de possibilités. Je pourrais l'étrangler, la sentir suffoquer sous mes doigts jusqu'à ce que son visage prenne une teinte violacée qui compenserait les bleus qu'elle n'a pas eu. Je pourrais briser ses os un par un, comme l'ont fait ceux des corps enfouis dans les méandres de la Taverne. Je pourrais l'entendre hurler encore et encore, me demander le pardon que je ne lui donnerai jamais, et cela me ferait plaisir.

Je lui prouverai qu'elle n'est pas le seul monstre tapi dans cette pièce. Je serai prête à donner raison à tous ceux qui m'ont traité de démon, rien que pour la voir souffrir. Enola est stoïque. Elle ne regrette rien. Pire : elle le referait s'il le fallait. Qui est le plus pourri des deux : la traitresse ou le démon ?

« J'ai fait ce que j'avais à faire.

- Félicitations alors, raille Luke, ses épaules s'affaissant avec dépit. Tu as bien rempli ton rôle. Tu nous as tous bernés à la perfection. Ton père doit être si fier. »

Son amertume lui fait serrer les points. Ses yeux sont embués mais il ne laisse pas ses émotions prendre le dessus. Ironiquement, il est le plus stable de nous tous. Et peut-être celui qui a le plus de chance de toucher Enola le mieux. Même sous sa carapace de tueuse, je doute que l'amie que Luke a connu a encore un semblant d'humanité.

« Mais tu sais quoi ? Le pire pour moi, ce n'est pas d'avoir été utilisé. Le pire, c'est que même maintenant je préfèrerai croire tes beaux mensonges plutôt que la vérité. Je croyais vraiment que notre amitié comptait pour toi, pas que tu te servais de moi pour te rapprocher d'Anna ou pour je-ne-sais quelle autre raison. Je ne sais plus qui tu es, Enola. Je ne sais même pas si je l'ai su un jour. »

Presque intimidée, Enola se recroqueville sur sa chaise à la manière d'une enfant qu'on gronderait. Elle manipule très bien les pensées des autres, mais ne contrôle pas les siennes qui se lisent comme dans un livre ouvert sur son visage. Elle a honte. Pas d'avoir tué tant de gens, d'en avoir trahie autant. Ils n'importaient pas, Luke si. Elle a honte d'avoir brisé le cœur de ce jeune adolescent qui ne demandait qu'à être aimé.

« Tout n'était pas faux, répond-t-elle d'une toute petite voix. »

La carapace s'est fissurée, laissant entrevoir à travers les craquellements ce que ses actes ont apporté à son âme. De la culpabilité. De la faiblesse. Personne n'est insensible. Le sang versé finit toujours par vous noyer. Mais je ne suis pas dupe. Enola est la fille de Cassius. Elle a tout appris de son père, tout en cherchant à l'égaler. Mensonges ou vérités, je ne me laisserai plus avoir par les sentiments. Luke non plus.

The Price of FreedomOù les histoires vivent. Découvrez maintenant