|19| À la mémoire de

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     Je plonge sur le robinet. Mes mains fébriles font tomber de petites gouttelettes écarlates sur le rebord froid en inox et allument le jet d'eau. Je frotte frénétiquement, partout, sous les ongles, entre les doigts, autour des poignets. Mes yeux passent de mon reflet blême dans le miroir au-dessus de l'évier, au liquide pourpre et savonneux qui coule entre mes phalanges crasseuses.

     Je papillonne des paupières, chassant les étoiles dansantes qui cherchent à me jouer un mauvais tour. Ou du moins essayant, car elles sont immédiatement remplacées par des visions cauchemardesques de cette affreuse nuit.

     Le cœur au bord des lèvres, je me sens pâlir rien que d'y repenser. Je devrais être habituer à cette sensation de malaise à présent, car je ne fais que d'y repenser. Et toujours, ce sont les mêmes images qui reviennent en boucle. Je cherche à les effacer, ainsi que le sang qui recouvre mes mains.

     Je ne sais même plus à qui il appartient. Celui de Galen, ou de l'officier de police, ou celui d'Aster, ou peut-être un mélange des trois. Le sang d'Aster. Le mien se glace dans mes veines.

     Je frotte encore. Je frotte tellement, jusqu'à me faire saigner à mon tour. Je veux oublier. Je veux effacer ces images dans ma tête qui me hantent, qui défilent encore et encore, gravées sur des pellicules, mes yeux incarnant le rôle du projecteur. J'abandonne. Je n'arrive pas à laver tout ce sang sur mes mains. Il se mélange aux coupures, s'imprime dans ma chair. Je ne peux pas l'effacer, ni l'ignorer.

     Aster est mort. Il est mort. Il. Est. Mort.

     Ces mots aussi s'impriment dans ma peau, comme si cela allait m'aider à digérer l'information. Je me les répète depuis mon retour mais je n'ai pas encore eu le courage de les prononcer à voix haute.

     Je ne l'ai pas non plus annoncé à Rose. Mais je sais que tôt ou tard, il faudra bien que je le fasse. Galen est introuvable, c'est donc à moi de m'en charger. J'ai assisté à toute la scène, c'est donc normal que ce soit moi. Cependant, je n'ai aucune envie de le faire, ni de revivre tous les évènements de cette terrible soirée, et voir la tristesse se peindre sur le visage de la jeune femme.

     Ça m'a frappé comme une évidence, c'était juste sous le bout de mon nez pourtant je n'ai rien remarqué. Ce sont finalement les dernières paroles d'Aster qui m'ont aiguillée. Le jeune homme aimait Rose et elle l'aimait en retour. Et moi, je vais lui briser le cœur.

     Je relève le menton, et ravale mes larmes. Je ne dois pas craquer. Surtout pas en sachant qu'une autre personne a besoin de moi.

     Sur son lit d'hôpital, emmitouflée par mes soins dans d'épaisses couvertures, Enola dort profondément. Lorsque Galen l'a retrouvée parmi les décombres du bar, il a cru y découvrir son cadavre, tant son visage avait été défiguré par les griffes de la bête. Jusqu'à réaliser qu'elle respirait toujours.

     Un masque à oxygène lui envoie constamment de l'air dans les poumons. J'ai un pincement au cœur en observant les cicatrices qui soulignent ses traits fins. Elle en gardera les marques pour toujours.

     Je fixe la poche de buée qui se forme sur le plastique autour de sa bouche, en rythme avec les bipes réguliers des battements de son cœur, et guette le moment où tout s'arrêtera. Les médecins ont peu d'espoirs qu'elle sorte du coma un jour. Si elle meurt, au moins Aster aura un peu de compagnie. Mais je sais qu'Enola enragerait de devoir rester ainsi clouée au lit, pendant que le monde autour d'elle est en effervescence.

« Réveille-toi vite Enola, je lui chuchote pour qu'elle soit la seule à m'entendre, bien qu'il n'y est personne d'autre dans la pièce. On a besoin de toi, c'est le chaos ici. »

The Price of FreedomOù les histoires vivent. Découvrez maintenant