|32| L'identité d'une voleuse

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Je ne sais plus ce que je suis venue chercher dans ce laboratoire. Les enfants se sont tues. Ils me contemplent de leurs grands yeux globuleux entre les barreaux de leur cellule et sous leurs regards inquisiteurs, je manque soudainement de souffle pour prononcer le moindre mot. C'est comme si j'avais perdu le sens de la parole.

Ils me sondent en deux et ma carapace se fissure, fragment après fragment, éclat après éclat, jusqu'à s'exposer comme un livre ouvert. Je les sens tourner les pages noircies et déchirées de ce qui habite vaguement mon âme, pour savoir si celle-ci serait capable de les blesser.

Je suis ridiculement inoffensive et transparente sous leurs yeux attentifs qui tâchent d'anticiper ce que je ferai ensuite.

Plus je les observe en retour et plus je déteste ce que je vois ; leur minuscule corps privé de croissance et de chair nourrissante, leurs mains écorchées qui s'agrippent à n'importe quoi pourvu qu'il les retienne de sortir de leur cage, leur détresse muette et méconnue du monde car on les a bien gardés débruiter leurs pleurs.

Ils me voient. Je les vois. Un échange nu de mots et pourtant bruyant, de rires assourdis, d'une innocence bafouée, de sourires effacés et lices, de l'amour manqué et oublié.

Je vois tout ce que la guerre vole et ne rend pas. Et je me demande depuis combien de temps j'en suis devenue une simple spectatrice. Je pensais ne plus l'être, avoir chassé ce sentiment d'être inutile. Cela ne m'a jamais paru aussi faux.

Pas lorsque des enfants sont arrachés à des familles qu'ils ne connaîtront jamais. Lorsqu'ils sont utilisés comme des cobayes. Lorsqu'ils ont perdu leur insouciance, marqués à vie par des expérimentations qui les transformeront en une créature bien moins monstrueuse que l'être humain qui a voulu ces horreurs.

J'ai envie de hurler sur le monde entier pour qu'il se rende compte de son ignorance, s'il pense que nos enfants seront épargnés par la guerre et la misère que s'en suivra, peu importe quel camp gagne.

« On ne peut pas les laisser ici. »

C'est Luke qui me sort de ma torpeur. Luke. L'adolescent turbulent que j'essaye d'aimer comme une mère l'aurait fait. Il pourrait être enfermé dans une cage pareille à la leur, habillé d'une tunique grise, maigre à en mourir, traité comme un animal.

On pourrait me l'arracher, cet enfant que je considère comme un frère, comme un fils. Il se dit peut-être la même chose. Il les voit et pense : ça aurait pu être moi. J'en tremble rien que de l'envisager.

« Anna, s'il-te-plaît, me supplie-t-il lorsque je ne réagis pas.

- Oui, je me ressaisis et saute sur mes pieds avec l'impression d'avoir pris la douche froide. Oui, faisons-ça. Aide-moi à crocheter la serrure. »

Luke s'affaire quelques secondes d'une main experte pour venir à bout du verrou. Dans un cliquetis de ferrailles, il finit par céder et fait s'ouvrir la porte en un grincement lugubre. L'adolescent s'avance d'un pas hésitant, il sent la méfiance chez les enfants qui n'émettent pas le moindre son.

Je ne cherche d'abord pas à le suivre. Il est peut-être celui, si ce n'est le seul que ces enfants accepteront comme confident. Peut-être arrivera-t-il même à les convaincre de sortir de la cage qu'ils considèrent comme leur dernier cocon de sécurité.

Ce qu'il fait cependant, je ne l'avais pas prévu. Je reste ébahis alors qu'il s'agenouille avec précaution à une distance raisonnable d'eux et entreprend de retirer sa veste, puis sa tunique et son maillot qu'il dépose soyeusement au sol.

Il s'incline en avant, son front frôlant le goudron et permet à tout le monde de voir son dos nu. Des anciennes aux plus récentes cicatrices, aux bleus violacés, à la courbe de sa colonne vertébrale et à ses omoplates saillantes, conséquences d'un estomac qui n'a jamais été complètement rassasié.

The Price of FreedomOù les histoires vivent. Découvrez maintenant