44. Moby Dick ne se termine pas comme je m'y attendais

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44. Moby Dick ne se termine pas comme je m'y attendais
(By Kiwi)

FdB qui démolit le placard de son malheureux plan cul. Ça me fait sourire d'imaginer la scène. J'espère que ça s'arrangera entre eux. Sincèrement. Qu'ils se fassent pas la guerre à cause de moi. Qu'ils ne perdent pas leur temps à essayer de me libérer. Moi je suis qu'un rouage. Dans la lutte de S‑Nin contre le clonage humain, personne n'est irremplaçable. Dès qu'ils auront renoncé à moi, ils s'en sortiront. Litchi continue le combat. Champi veille. Grenade et Chibi sont en sécurité. FdB essaye de se racheter. Ils sont forts, tous. Ils n'ont pas besoin d'un homme‑tronc complètement HS pour les guider. Et moi, pour ce que j'en fais, je n'ai pas besoin de liberté. J'arrêterai peut‑être de répéter les mêmes conneries, de tomber dans les mêmes pièges, si je reste enfermé là‑dedans pour toujours.

Du temps a passé. Aucun moyen de savoir combien, mais ça s'évalue en semaines, je pense. J'ai reparlé à FdB une ou deux fois, à Champi régulièrement, à Grenade tous les jours. Pas une seule fois à Chibi qui d'après les autres « me passait le bonjour ». Ils avaient peur que ça le rende trop malheureux de me parler. Tous me rabâchaient les oreilles avec leur plan d'évasion, c'était une vraie obsession pour eux. C'est non, leur disais‑je tout le temps. Je veux plus me battre. Je formulais pas les choses exactement comme ça, je disais plutôt : c'est une question de principe. Liam Raleigh, leader de Sartrouville Ninja, demande à se faire greffer les membres de son clone libre depuis onze ans, pour plus de confort dans la cellule de prison où il finira sa vie ? Pas moyen. Je ne changerai pas d'avis. Grenade et Driss Diakité devenaient fous quand je disais ça. Bien fait pour eux. Ils avaient qu'à passer à autre chose, me foutre la paix et me laisser crever. Par moments j'avais la sale impression de revivre mon séjour à l'hôpital. Les amputations progressives, la nécrose. Tout ce que je voulais c'était fermer les yeux et essayer de nécroser ma mémoire aussi, d'en amputer des parties comme sur mes bras. Mais autour de moi il y avait tout ce bruit, tout le temps, ces injonctions. Tu dois te battre, Liam, toujours te battre, jamais t'arrêter. Mets ces trucs. Lève‑toi. Fais ta rééducation. Tu peux crier que tu veux mourir, on t'écoutera pas. Tu dois te battre encore maintenant, même avec le peu de toi qu'il te reste à défendre. Renonce à ce qui te fait mentalement tenir debout et réclame le corps de ton clone. On s'occupe de tout. Tu sais très bien, d'expérience, qu'on te laissera jamais en paix. Rahim ou Grenade, tes parents, le personnel hospitalier, Champi, Belasco, FdB... ils sont trop forts pour toi tout seul.


Noël était passé, m'avait raconté Grenade. Le jour de l'An aussi, ils étaient restés avec moi dans la boucle d'oreille pour le passage à la nouvelle année. 5... 4... 3... 2... 1. Mon clone était là, alors j'avais essayé d'avoir l'air le plus positif possible. Personne n'avait parlé de ce foutu plan d'évasion. C'était une trêve. 2038 welcome. J'espère ne jamais connaitre 2039, l'idée de passer encore un an dans ces murs suffit à me faire faire des crises de panique. Et pourtant, j'y arriverai bien. Ça faisait déjà plus de trois mois que j'étais ici, j'en étais pas mort, et j'étais pas devenu cinglé. La boucle d'oreille aide vachement.


Et puis il y a eu ce jour, j'imagine en janvier vu que le jour de l'An était pas très loin, je crois. Belasco s'est pointé dans ma cellule avec le repas. Depuis que j'avais repris contact avec Grenade, j'avais été tenté de me remettre à manger sagement, mais ça aurait fait trop plaisir à ce connard de gardien. Et s'ils avaient été au courant, ça aurait aussi fait plaisir à Grenade et Champi. Je sais que c'est gamin mais ils me faisaient tellement chier avec leur plan que j'avais pas envie de faire quelque chose qu'ils approuveraient. Alors on est partis pour notre guerre de positions journalière. Belasco essayait de me foutre une cuillère de purée dans la bouche et moi je faisais tout pour pas l'avaler, on déployait tous les deux des trésors d'imagination.

— Regardez‑moi cette brave bête, a-t-il frimé quand on est arrivés à peu près à la moitié de l'assiette. Un vrai poussin d'élevage. Quand t'auras engraissé on te mangera.

J'ai profité de son moment de frime pour lui recracher la bouillie dessus.

— Lâche-moi, sale porc.

Sans s'énerver, il a récupéré mon crachat sur sa chemise, avec la cuillère, puis il a essayé de me le refaire bouffer. Il était menaçant, penché sur moi comme ça, alors par réflexe j'ai reculé un peu.

— On est pas content Poussin ? On recule avec ses petits moignons de pattes ?

Belasco avait très bien compris que ça me rendait furieux quand il m'appelait comme ça. C'est le surnom que me donnait Grenade.

J'ai arrêté de reculer et j'ai essayé de relever le menton avec assurance. Pas facile d'être impressionnant quand on a plein de purée sur le museau.

— Approche encore ta paluche de moi je te mords, je te sectionne les doigts. Ça me fera un peu de nourriture solide.

Il a ricané, prêt à relever le défi. Ce que je suis con, moi, de chercher les emmerdes alors que je suis pas de taille, que j'ai aucune arme et aucun moyen de défense. Je me suis tendu, prêt à donner tout ce que j'avais. Il a avancé la cuillère vers moi, et vraiment, il était sur ses gardes. Il cherchait un moyen de feinter. Rien que ça, quoi qu'il puisse se produire après, c'était déjà une petite victoire.

Dans le silence tendu, on a soudain entendu une voix qui m'a glacé le sang.

— Kiwi ? C'est Chibi, est‑ce que tu m'entends ? Euuh... allo ? Comment ça marche ce truc ?

J'ai vu la confusion passer dans les yeux de Belasco, puis la colère. Je me suis mis à crier comme je n'avais jamais crié de ma vie. Des insultes, des trucs incohérents, tout pour faire diversion, cacher la voix de mon clone, même si je savais bien que c'était déjà trop tard.

Belasco gueulait lui aussi :

— Ferme ta gueule putain ! Qu'est‑ce que c'était que cette voix ? Qui a parlé, d'où c'est sorti ?

Il m'a secoué, mais ça ne m'a pas calmé. Je paniquais. Le seul truc auquel je pouvais penser, c'était de mettre Belasco assez en rogne pour qu'il oublie ce qu'il venait d'entendre. Je n'ai cessé de crier que quand il m'a foutu mon oreiller dans la bouche pour me faire taire.

— Central, ici Belasco. Il y a un truc qui cloche avec Raleigh, envoyez‑moi une équipe immédiatement.

La suite... est‑ce que c'est vraiment la peine que je la raconte, alors qu'elle est si simple à deviner ? Plein de gens ont débarqué dans ma petite cellule. On m'a sorti dans le couloir pour me fouiller pendant que d'autres types examinaient la pièce. J'arrêtais pas de leur répéter :

— Mais pourquoi vous écoutez ce cinglé ? Comme s'il pouvait y avoir quelqu'un d'autre ici, hahaha, c'était juste moi qui parlais.

J'avais changé de stratégie : il fallait que je reste calme, que je panique pas. Pour Chibs. Quoi qu'il ait pu se passer de l'autre côté de la boucle d'oreille pour qu'on en arrive là, il était peut‑être encore en train d'écouter. Fallait pas qu'il pense que j'avais peur, que j'étais terrorisé à l'idée qu'ils trouvent la boucle d'oreille et me la prennent, parce que j'aurais plus rien qui m'empêcherait de perdre pied complètement, de devenir dingue. Nan, fallait que Chibi croie que tout allait bien. Alors je me suis tu, et je les ai laissés faire leur taf. Quel choix j'avais ? Ils ont fini par trouver la boucle d'oreille :

— Y a un truc qui a l'air coincé là‑dedans. Amenez‑moi une pince.

La pince était trop grande, ils ont défoncé le port USB. Je crois pas que je pourrais rebancher mon bras dessus un jour, il faudra réparer ou changer le port, ce qui veut dire repasser en chirurgie.

— C'est quoi ce truc, fais voir ?

— On dirait une boucle d'oreille.

— Emmène‑là au labo, et fais‑là analyser. Les autres, on continue.

La bonne nouvelle, c'est que cette fois je pouvais paniquer autant que je voulais, hurler, chialer, plus personne de l'extérieur ne m'entendrait jamais. La mauvaise, c'est que j'en avais plus la volonté. Tout ce qui m'était arrivé, tout le cauchemar de ces derniers mois, c'était rien du tout. C'était qu'un échauffement. L'isolement, le vrai isolement, allait commencer.

Kiwi ex machina - seconde partieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant