03. Tordu

134 36 2
                                    

Avant la fin du délai qu'Aizen s'était imparti, une porte claqua quelque part dans la villa, précédant de peu l'arrivée de sa cible. De là où il était placé, le tueur avait une vue parfaite sur la grande pièce et il ne loupa rien de son entrée inélégante. L'homme paraissait plus jeune que ses quarante-six ans, sans doute grâce à des sommes indécentes dépensées en chirurgie et en régimes spéciaux. Il était habillé n'importe comment, à croire qu'il avait choisi sa tenue dans un magazine people en découpant les pages comme un gamin. Un survêtement de marque horriblement cher, deux tailles trop grand, sous un t-shirt volontairement trop petit qui moulait son torse, laissant apercevoir le relief de ses tétons sous une espèce de lourde chaîne en or de très mauvais goût. Rien que l'ensemble fit grimacer Aizen de mépris, sans parler de ses trop nombreuses bagues qui devaient l'empêcher de faire quoi que ce soit de ses dix doigts. À croire que ce type avait comme livre de chevet un exemplaire de «Dix clichés sur les millionnaires» et s'en inspirait tous les matins.

En chantant — faux — une mélodie probablement à la mode, esquissait quelques pas de danse maladroits au milieu de la salle de réception, parfaitement inconscient de la mort qui n'attendait que le moment de frapper. Il passa derrière le comptoir du bar pour se servir un verre d'alcool qu'il descendit d'une traite avant de claquer le verre sur la surface de bois poli et la contourner pour changer de direction. Aizen avait l'impression d'observer la trajectoire aléatoire d'un genre de cafard et il garda le viseur de sa lunette soigneusement pointé sur lui alors que l'homme traversait à nouveau l'espace, cette fois vers l'écran géant.

— Allez... souffla Aizen. Pose toi quelque part...

Mais au lieu de gagner son immense canapé blanc, la cible s'arrêta devant l'aquarium avec la moue boudeuse d'un enfant dont le jouet est cassé. Et, exactement comme un gamin dans un zoo, il frappa du plat de la main contre la vitre, comme si cela avait pu attirer l'attention de la sirène agonisante. D'une certaine manière, ce fut le cas puisque la malheureuse tressaillit et s'éloigna autant que ses maigres forces le lui permirent, sans pouvoir aller bien loin compte tenu du diamètre de l'aquarium qui n'offrait aucun abri. Le cœur dans la gorge, Aizen revit les barreaux de sa propre cage et dut cligner des yeux pour revenir à l'instant présent. C'était l'une des pires choses que l'on pouvait faire à quelqu'un, l'enfermer dans un si petit espace sans la moindre retraite, sans cesse exposé au regard et à la volonté d'un maître cruel et sans pitié. Il le savait, pour l'avoir vécu, et c'est pourquoi il luttait contre la colère acide qui lui brûlait l'estomac en s'obligeant à ne pas se précipiter.

— Pfff, quelle connerie ce truc ! jura l'homme en donnant un dernier coup sur la vitre. Des milliers de dollars dépensés pour avoir une vraie sirène, et tout ce que je me récupère c'est un zombie à moitié mort. À croire que c'est comme les poissons rouges, facile à entretenir pourvu qu'on soit prêt à en racheter un tous les quatre matins... Sauf que je ne peux pas balancer ce truc dans les chiottes, ça boucherait tout. J'imagine que je peux toujours le jeter dans l'océan avant d'en commander une nouvelle...

Le bruit de ses bagues qui frappèrent le verre renforcé de l'aquarium mirent les nerfs d'Aizen en pelote et il perdit complètement son calme. Emporté par la fureur meurtrière et sanglante qui grandissait dans son âme, il ajusta sa visée et appuya sur la détente. Sans le moindre bruit, le coup partit et le dard de glace empoisonnée toucha l'homme à la jugulaire. En moins de deux secondes, il était au sol, haletant désespérément pour faire entrer de l'air dans ses poumons paralysés. En moins de cinq, il était mort avec tous les symptômes d'une crise cardiaque foudroyante. Et puisque le minuscule projectile avait fondu avec la chaleur de son corps, personne n'en retrouverait la moindre trace.

Dans l'aquarium, la sirène avait à peine bougé, l'air partagé entre la terreur et peut-être un éclat de satisfaction tandis qu'Aizen rangeait son fusil pour descendre rapidement les marches qui menaient au rez-de-chaussée. S'il partait du principe que sa cible préférait être tranquille pour ses loisirs, les gardes ne viendraient pas tout de suite fourrer leur nez dans le coin et il aurait le temps de sortir la sirène de là. Mais d'abord, il voulait jeter un œil dans la pièce, à la recherche de toute information susceptible d'aider à sa prise en charge par Odysseis.

Il n'eut pas loin à chercher, il y avait un grand pêle-mêle sur un mur avec des dizaines de photos représentant des gens tout aussi bien habillés que sa cible posant à côté de l'aquarium comme s'ils étaient au zoo. Et une rapide fouille de la tablette posée sur la table basse lui montra des vidéos de «spectacles» réalisés par la sirène qui semblait ne jamais avoir un instant de répit. L'homme qu'il venait d'abattre avait été un sacré tordu, cruel par jeu, qui n'avait accordé à la sirène aucune intimité, aucune liberté. Il l'avait utilisée comme un jouet, pour son agrément, indifférent à sa souffrance, prenant du plaisir dans le pouvoir qu'il avait sur elle.

L'estomac noué et la gorge acide, Aizen s'obligea à éteindre l'appareil au lieu de le jeter contre un mur, parce que la dernière chose dont la sirène avait besoin, c'était un éclat de violence de la part de l'inconnu armé qui venait de descendre son tortionnaire. À la place, il s'approcha doucement de l'aquarium pour poser les mains sur le verre chaud en s'accroupissant à hauteur de son visage.

— Je vais te sortir de là, promit-il à voix basse. Tu seras bientôt en sécurité.

D'aussi près, il pouvait voir qu'il s'agissait en fait d'un homme, presque encore un garçon, aux grands yeux apeurés remplis de cauchemars. Sa peau avait dû être joliment dorée autrefois, mais elle était trop pâle et tendue sur ses os, lui donnant l'air d'un squelette animé. Aizen était prêt à parier que la lumière trop vive de l'aquarium n'était pratiquement jamais éteinte, jusqu'à la brûler plus sûrement qu'une trop longue exposition au soleil, et il n'était pas certain que les paramètres de l'eau soient corrects. À force de traîner au fond, le sable avait causé des irritations qui paraissaient assez graves, au point qu'il lui manque des écailles sur la queue. Et il avait l'impression d'apercevoir un début de nécrose auprès de sa caudale, dont la couleur maladive ne ressemblait probablement pas à celle qu'elle avait dû avoir avant que la sirène ne se retrouve prise au piège.

La main appuyée contre le verre comme s'il avait pu prendre la sienne, Aizen sortit son portable et rappela Hann-Zu.

Odysseis (1&2)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant