29. Barbie

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Le lendemain, après une nuit relativement courte parce que le dîner s'était achevé assez tard et qu'ensuite Kahu l'avait entraîné avec lui sur la plage pour le plaisir de nager rien que tous les deux, Malaki était presque prêt à affronter la journée. La perspective de mener la table ronde de l'après-midi l'effrayait un peu, mais il avait confiance en la capacité du capitaine Islwyn Hampton à l'épauler et à rattraper ses éventuelles erreurs.

Alors, après avoir fait un saut auprès d'Oshady pour ses soins quotidiens, Malaki poussa son fauteuil jusqu'à la salle des ateliers où Eliakim et Martha l'attendaient, prêts à recevoir des enfants surexcités toute la journée. Il laissa la petite sirène entre leurs mains expertes, puis rejoignit Kahu qui supervisait les derniers détails, comme toujours. Au passage, son amant crocheta un doigt dans l'un des passants de son short pour le ramener à lui et déposer un baiser souriant sur ses lèvres.

— En quel honneur ? sourit Malaki.

— Pour te porter chance. Et aussi parce que je t'aime.

Désormais certain de rougir jusqu'aux oreilles, la pieuvre lui rendit son baiser avant de se rapprocher de Mele qui gérait les plannings de tout le monde. En attendant la conférence de l'après-midi, il avait d'autres tâches à accomplir et il comptait bien les remplir correctement. Et puis il fut l'heure d'accueillir les premiers visiteurs et chaque instant se remplit extrêmement vite.

Avec tout ça, Malaki n'eut plus vraiment le temps de stresser pour la table ronde, trop occupé à courir à droite et à gauche pour épauler Mele ou Kahu. Ils ne se croisèrent tous qu'au moment du déjeuner, et encore brièvement, mais Malaki tint à écouter Eliakim et Oshady lui expliquer avec excitation que les enfants avaient adoré l'atelier de création de poissons et créatures marines à partir de plastique récupéré sur les plages. Martha avait promis que les plus belles réalisations seraient exposées dans la salle pédagogique, et les deux petites sirènes débattaient déjà de leurs favorites. D'une manière ou d'une autre, Jesse avait passé la matinée avec eux et il se contentait d'émettre des commentaires posés, soulignant les qualités de chaque oeuvre évoquée.

Après le déjeuner, il accompagna Malaki vers la salle de conférence, l'air aussi fébrile que lui. Du peu que la pieuvre en savait, Jesse était aussi avide de bien faire que l'était Eliakim, et il dégageait une impression de maturité qui le faisait paraître plus âgé que ses vingt-deux ans.

— C'est ma première table ronde, confia-t-il à voix basse. Et je sais que je ne suis même pas vraiment censé parler, mais... c'est impressionnant.

— Qu'est-ce que je devrais dire alors ? rit Malaki.

Il s'avéra pourtant qu'ils s'inquiétaient tous les deux pour rien, parce que la conférence se déroula à merveille. En un rien de temps, Malaki prit le pli et il s'en sortit très bien pour animer les débats, d'autant que tous les intervenants présents étaient polis et vraiment intéressants, avec des points de vue et des perspectives différentes sur les thématiques des naufrages et de la pollution qu'ils entraînaient.

Deux bonnes heures et demie plus tard — parce qu'il y avait eu tellement de questions qu'ils avaient débordé sur leur horaire — Malaki et Jesse quittèrent la salle en laissant le capitaine Hampton dédicacer encore quelques livres en compagnie des deux autres auteurs présents. Comme leur planning ne comportait rien de particulièrement défini dans l'heure suivante, Malaki proposa à Jesse de rejoindre la salle pédagogique pour voir comment avançaient les enfants dans leur atelier de l'après-midi.

Toutefois, il n'y avait plus un seul enfant en vue lorsqu'ils atteignirent la salle pédagogique qui donnait l'impression d'avoir échappé de justesse à un ouragan. Les grandes tables étaient recouvertes de morceaux de plastique et de tissu, de papier journal recouvert de peinture et de tout ce que l'on pouvait imaginer comme fournitures de bricolage. Et il y avait des paillettes absolument partout. Martha et Eliakim essayaient vaillamment de tout ranger, mais ce qui interpella Malaki fut de voir Oshady recroquevillé dans son fauteuil, les mains serrées sur quelque chose de brillant et le visage baigné de larmes. En une seconde, la pieuvre fut à ses côtés pour s'agenouiller près de lui avec inquiétude.

— Qu'est-ce qui ne va pas mon cœur ? Tu as mal quelque part ?

— Malaki ? bredouilla Oshady d'un air étonné. Non je... regarde !

Du dos de la main, il tenta d'essuyer ses larmes, ce qui ne parvint qu'à le barbouiller davantage de paillettes dorées alors qu'il dévoilait ce qu'il tenait contre lui. Et Malaki sentit son cœur se serrer en comprenant que ce n'était pas du chagrin qui le faisait pleurer, mais tout l'inverse.

— Les enfants avaient des poupées Barbie récupérées à personnaliser, raconta-t-il en reniflant. Ils pouvaient faire la sirène qu'ils voulaient et... et... une petite fille a dit que j'étais sa sirène préférée et elle me l'a offerte !

Entre ses mains tremblante reposait une poupée étincelante de paillettes dorées, ses jambes remplacées par une queue de sirène fabriquée en pâte polymère peinte et agrémentée de tissu brillant pour former la caudale. Si la réalisation était un peu maladroite, la ressemblance était frappante, jusqu'au diadème de perles tressé dans ses longs cheveux blonds.

— Elle est magnifique, sourit Malaki. Presque autant que toi.

Et presque autant que le sourire éblouissant qui illumina tout son visage avant qu'il ne prenne sa main dans la sienne pour la tirer jusqu'aux poignées de son fauteuil.

— Ramène moi près de la table, il faut qu'on te montre les autres.

Fidèle à sa réputation, Jesse était en train d'aider Eliakim et Martha à tout ranger, mais ils s'arrêtèrent tous les trois pour adresser un grand sourire à Malaki. Martha lui fit signe de s'approcher de la table placée contre le mur, sur laquelle étaient installées toutes les réalisations des enfants, dans un arc-en-ciel de couleurs.

— Nous leur avons laissé le choix de réaliser leur sirène préférée, expliqua Eliakim qui rayonnait de fierté. Alors évidemment, nous avons quelques Ariel et deux Aquaman, mais nous avons surtout toute la collection des Sirènes d'Odysseis.

— Je savais que cette idée de cartes à collectionner était excellente, ajouta Martha en riant. Eliakim avait imprimé les affiches des photos de Mele et ça a marché encore mieux que prévu. Regarde ça.

Sous les poupées customisées se trouvaient les affiches en question, au format A3, représentant bien sûr Kahu, mais aussi Eliakim et Oshady, et lui-même avec ses tentacules qui tenaient les flacons de potion «magique» dans son rôle de Sorcier des Mers. En plus de ça, ce petit malin d'Eliakim avait trouvé le moyen d'ajouter une photo de Jesse sous sa forme de sirène, ainsi que de Berhan et son compagnon, Keahi. Résultat, les enfants s'en étaient inspirés pour personnaliser leurs poupées, avec plus ou moins de succès.

— Je te montre les meilleures ? proposa Eliakim.

Avec un sourire espiègle, il souleva le tissu brillant qui recouvrait la fin de la table, et Malaki en resta sans voix. D'un seul coup, il comprenait mieux pourquoi Oshady pleurait, parce que ses yeux le brûlaient soudainement. La première poupée, peinte avec soin, avait les couleurs d'Eliakim et ses cheveux avaient été courageusement teints en turquoise avec un côté coupé très court. Elle tenait vaguement la main d'un Ken au look de surfeur et au large sourire, dont la queue irrégulière était assortie à son t-shirt bordeaux et bleu comme les écailles de Jesse. Il était évident que les enfants qui les avaient réalisés se débrouillaient très bien, mais Malaki n'avait d'yeux que pour les deux dernières poupées.

Le premier Ken était large d'épaules et toute la surface de son torse avait été patiemment recouverte de tatouages minutieux au marqueur qui, s'ils n'étaient pas exacts, étaient très ressemblants. Sa queue d'un vert vif était enroulée sur le côté, marquée de quelques tatouages au crayon vert. Impossible de ne pas reconnaître Kahu et Malaki sourit tendrement avant de mieux regarder la dernière poupée. C'était un Ken plus mince, dont les jambes avaient été remplacées par des tentacules en pâte polymère violette, presque proportionnés. L'artiste avait même trouvé le moyen de fabriquer une perruque de cheveux prunes, qui accentuait la ressemblance, et Malaki dut se retenir de la toucher.

— Celles-là, je crois qu'on va vous les laisser, déclara Martha. Ce sera du plus bel effet dans votre appartement, à côté de la télé.

Malaki n'en doutait pas une seconde et n'avait qu'une hâte : voir la réaction de Kahu lorsqu'il les découvrirait à son tour.

Odysseis (1&2)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant