05. Cinco de Mayo

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Le temps que l'Étincelle se pose doucement sur l'héliport de la villa, Aizen avait un plan et l'avait déjà en partie mis en place. L'une des raisons pour lesquelles il avait choisi ce jour-là pour la mission, c'était justement la date. À cette heure-ci, avec la tombée de la nuit, les festivités battaient leur plein dans deux des villas avoisinantes. Officiellement, leurs propriétaires célébraient le Cinco de Mayo, mais Aizen était prêt à parier que ce n'était qu'un prétexte pour faire la fête toute la nuit, avec de l'alcool à volonté, d'autres substances plus ou moins légales, et de la compagnie à peine plus licite. Dans tous les cas, le vacarme de la musique et les quelques pétards et fusées de feu d'artifice formaient une superbe diversion pour empêcher que l'on remarque l'approche d'un jet privé inconnu.

Et puisque leur patron était apparemment occupé à regarder une série dans la pièce principale, les gardes ne risquaient pas de venir le déranger. D'après le minuscule drone espion envoyé par le tueur quelques minutes plus tôt, ils étaient tous installés dans leurs quartiers, à lire, jouer sur leur téléphone, ou discuter. La probabilité pour que l'un d'entre eux remarque quoi que ce soit était faible, mais Aizen avait chargé son fusil avec des pointes somnifères au cas où. En dépit de la sombre soif de mort qui lui grignotait l'âme depuis tout à l'heure, il ne voulait tuer personne d'autre que sa cible. L'époque où il massacrait à vue et faisait couler des rivières de sang pour apaiser sa folie meurtrière était révolue et il tenait fermement à la laisser définitivement derrière lui.

Heureusement, l'Étincelle n'était pas seulement extrêmement rapide, elle était surtout un superbe modèle d'avion furtif. Puisque son moteur était alimenté par l'énergie démoniaque générée par son pilote, elle ne faisait pratiquement aucun bruit et ne nécessitait pas de carburant (ce qui, de l'avis d'Hann-Zu, était sa plus grande qualité). Personne n'entendit donc le jet approcher et le démon put le poser délicatement sur le toit de la villa sans alerter qui que ce soit. Cinq minutes plus tard, il apparaissait sur le balcon intérieur et Aizen sentit son cœur se calmer un peu à sa vue.

— Effectivement, remarqua doucement Hann-Zu, ce malheureux est vraiment mal en point.

Pourtant, au lieu de s'approcher de l'aquarium, il se dirigea droit vers son tueur qui se tenait immobile entre le canapé et une statue particulièrement torturée qui représentait peut-être une baleine, peut-être un concept abstrait. Par habitude, Aizen courba légèrement la tête, en signe de respect et de reconnaissance, puis la releva juste à temps pour recevoir un baiser léger sur le front. La main d'Hann-Zu se posa à plat dans son dos, exactement à l'endroit où se trouvait la marque de leur pacte, et une douce brûlure l'envahit. En quelques secondes, la chose obscure et affamée qui grignotait son âme fut réduite en cendres, remplacée par une traînée de flammes familière et réconfortante. Et le baiser qu'il reçut ensuite recouvrit lentement ses lèvres.

— Moi aussi je suis heureux de vous voir, sourit Aizen en posant son front contre le sien. J'ai toujours une préférence pour les missions qui impliquent de vous avoir à mes côtés.

Après toutes ces années au service exclusif de la Ren Bank et, surtout, de son patron, il savait qu'un mot de sa part suffisait pour que Hann-Zu vienne à son secours. Il n'avait qu'à demander, et le démon sauterait dans l'Étincelle pour le rejoindre dans l'heure, même à l'autre bout du monde. Il lui avait fallu du temps pour s'en rendre compte et pour apprendre à s'appuyer sur cette certitude, mais maintenant il commençait enfin à reprendre le contrôle de son âme et de son cœur. Et il avait la chance de pouvoir offrir la même chose à la sirène agonisante qui se trouvait tout près d'eux.

— Nous devons l'emporter loin d'ici, déclara-t-il sérieusement. Et bouger maintenant. Je ne sais pas combien de temps les gardes vont mettre à réaliser que leur patron n'habite plus ici, et j'imagine que sortir la sirène ne va pas être discret.

— Sachant qu'elle ne peut pas se transformer, non en effet. Mais c'est un faux problème, je suis bien assez puissant pour atteindre les gardes d'ici et nous assurer une certaine tranquillité pendant une heure. Cela devrait suffire à extraire notre blessé. Il y a une combinaison de plongée dans l'Étincelle.

Parce que le feu et l'eau ne font pas bon ménage, Hann-Zu était réticent à s'immerger entièrement, tandis qu'Aizen s'en fichait. En vérité, il n'avait même pas besoin des bouteilles, mais la combinaison lui éviterait d'avoir à mouiller son costume qui ne pouvait être lavé qu'à sec. Il ne fallut donc guère de temps pour qu'il troque sa tenue élégante contre la combinaison estampillée de la carpe koi rouge de la Ren Bank, tandis qu'Hann-Zu préparait l'aquarium qui servirait à transférer la sirène jusqu'à Odysseis.

Le balcon du premier étage permettait d'accéder à la plateforme d'entretien de l'aquarium, avec une trappe heureusement assez large pour qu'Aizen puisse y passer avec la sirène. Prudemment, il descendit dans l'immense cylindre et se laissa couler jusqu'à atteindre le fond. De près, il ne pouvait pas louper les lésions sur sa queue dont la couleur était trop sombre pour être naturelle, et il réprima un haut le cœur en croisant son regard éteint. Impossible pour lui de parler dans l'eau, mais il fit signe qu'il était là pour l'aider à remonter et pria pour se faire comprendre. Tout doucement, il plaça les mains de chaque côté de son torse trop maigre et commença lentement à palmer vers la surface. Il s'arrêta juste avant de l'atteindre et chercha dans les yeux de la sirène la confirmation qu'il pouvait l'emporter à l'air libre. Faiblement, elle acquiesça et il la poussa hors de l'eau, dans les bras d'Hann-Zu qui aida à la soulever avec précaution pour la transférer dans le gros aquarium placé sur un chariot.

Pour de simples mortels, transporter un aquarium d'une telle capacité aurait été impossible avec si peu de moyens et de temps. Mais pour un démon de la puissance d'Hann-Zu, il ne fallut qu'un claquement de doigts pour que le chariot le suive docilement dans le couloir et grimpe l'escalier menant à l'héliport comme s'il s'était agi d'une rampe. Après ça, ce fut un jeu d'enfant de l'installer dans l'Étincelle et de l'amarrer à l'intérieur. Une dernière manipulation permit de sécuriser l'aquarium pour éviter que la sirène ne souffre du passage en hyperdrive, et Aizen lui offrit un dernier sourire aussi rassurant qu'il le put avant de venir rejoindre son amant dans le cockpit. Moins de dix minutes plus tard, le jet décollait et laissait le Mexique derrière lui pour s'élancer à toute allure au-dessus de l'Océan Pacifique.

Odysseis (1&2)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant