02. À l'envers

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Discrètement penché par-dessus la rambarde, Aizen utilisa à nouveau la lunette de son fusil pour mieux observer l'aquarium et ses habitants. Une poignée de poissons colorés nageait lentement, montant et descendant le long des vitres et du gros rocher central, s'agitant chaque fois qu'ils passaient auprès de la sirène qui flottait misérablement près du fond. Le tueur était loin d'être un expert, mais il pouvait déjà dire qu'il s'agissait d'une véritable sirène et non d'un humain affublé de fausses nageoires. De toute façon, un humain ne serait pas descendu dans l'aquarium sans avoir de spectacle à réaliser, et le rez-de-chaussée était vide. Sans compter le fait que les humains respiraient très mal sous l'eau.

Dans tous les cas, la sirène était mal en point. Son affinité particulière avec la mort lui soufflait qu'elle agonisait, immobile comme un poisson mourant qui n'agite que brièvement ses nageoires avant de retomber au fond. De là où il se trouvait, Aizen pouvait compter ses côtes sous sa peau grisâtre et il était presque certain que la couleur sombre de ses écailles n'était pas sa teinte originelle.

Un petit banc de poissons colorés passa tout près d'elle, comme pour la réconforter, éparpillant ses cheveux qui ressemblaient à des algues pourrissantes, et la sirène eut un vague sursaut qui l'envoya flotter un peu plus loin, la tête en bas. C'était une vision si affreuse et triste qu'Aizen sentit son cœur se serrer alors qu'il baissait son fusil pour reculer de quelques pas et rejoindre l'abri du couloir d'où il ne pouvait plus voir l'aquarium. À partir de là, il retourna dans la chambre où il s'était caché des gardes, referma soigneusement la porte, puis sortit son portable pour appeler le premier numéro enregistré. À cette heure-ci, alors que la nuit tombait sur le Mexique, la matinée s'achevait au Japon et Aizen n'eut qu'à attendre une sonnerie avant qu'Hann-Zu ne décroche.

— Boss, le salua-t-il.

Il avait mis des années à trouver cet équilibre délicat entre le profond respect qu'il avait pour lui, une pointe de défi qui s'affirmait de plus en plus, et cet amour à toute épreuve qui réparait son âme comme de l'or sur une porcelaine brisée. Le résultat était ce simple petit mot de salutation, qui exprimait tout cela à la fois en passant totalement inaperçu aux oreilles de quiconque pouvait écouter leur conversation.

— Des difficultés ? s'enquit tranquillement le démon pour qui il travaillait.

— Un imprévu, nuança Aizen. Une sirène, mal en point. Si je la laisse là, non seulement elle se retrouvera à la une de tous les journaux du monde, mais elle ne sera plus vivante pour le voir.

— Serait-il envisageable qu'elle se transforme afin de passer pour humaine ?

— Négatif. Vous vous rappelez la carpe koï malade dans le bassin de l'accueil l'année dernière ? Eh bien là c'est l'étape d'après. De mon point d'observation j'ai pu remarquer une maigreur extrême, des lésions sur la queue, et elle flotte la tête en bas, ce qui n'est jamais bon signe, pour aucune espèce vivante.

— En effet, remarqua sombrement Hann-Zu. Que suggères-tu ?

Un léger sourire plein d'affection inconsciente étira les lèvres d'Aizen qui n'avait pas douté une seule seconde que son employeur et amant envisageait de secourir la sirène agonisante. Il était peut-être un démon et un requin de la finance, mais il n'était ni cruel, ni indifférent.

— Une extraction. En tant que sponsor du parc Odysseis, vous pouvez faire appel à eux, pas vrai ? Avec l'Étincelle, il serait possible de leur amener la sirène en un temps record. Je ne vois pas qui pourrait s'en occuper mieux qu'eux, surtout avec leur nouveau soigneur. Elle serait en sécurité là-bas et pourrait guérir.

— C'est ce que je me disais aussi. Très bien, je m'occupe de les appeler et d'organiser l'extraction et le transport de la sirène selon leurs conseils. Rappelle-moi une fois la mission menée à terme, je te communiquerai les détails pour la suite.

— Reçu. Je vous rappelle d'ici une heure.

Sur ces mots, Hann-Zu raccrocha et Aizen rangea son portable pour reprendre son fusil, prêt à passer à l'exécution littérale de sa mission. Au moment d'ouvrir la porte de la chambre, il sentit une vague de chaleur le traverser depuis la grande marque dans son dos et il dissimula son sourire face à cette preuve d'affection de la part de son amant. Habitué à rédiger des contrats pour des âmes, Hann-Zu n'employait les mots qu'à bon escient et leur préférait bien souvent les actes pour exprimer sa tendresse. Ce frisson chaleureux était comme un baiser pour la chance envoyé directement à travers le pacte qui les liait, et Aizen y puisa la force nécessaire à affronter à nouveau la vision de la sirène agonisante dans le grand aquarium.

Toujours aussi discret, il revint sur le balcon intérieur et en fit lentement le tour, inspectant la grande pièce du rez-de-chaussée à la recherche de sa cible. À plusieurs reprises, son regard revint à la sirène qui ne semblait pas avoir bougé, la tête en bas et le corps à l'envers. Il aurait presque pu la croire morte s'il n'y avait le mouvement occasionnel de sa caudale, ou son regard morne qui se posait parfois sur un poisson nageant auprès de son visage. Elle avait l'expression résignée de quelqu'un qui n'espère plus rien et Aizen se força à détourner les yeux pour ne pas se laisser déconcentrer, parce qu'il avait ressemblé à ça, à une époque. Il avait besoin de garder la tête froide pour mener sa mission à bien, replonger dans ses cauchemars ne l'aiderait pas, et la sirène non plus.

Finalement, puisque sa cible ne se trouvait visiblement pas dans la grande pièce, il s'installa à l'angle du balcon intérieur, là où il avait la vue la plus dégagée sur l'espace, puis il attendit patiemment que l'homme se montre. Il était présent dans le bâtiment, c'était certain, et il ne tarderait plus à venir s'installer devant son écran géant ou même au comptoir de son propre bar. Aizen lui laissait encore un quart d'heure, avant de le traquer dans toute la villa.

Odysseis (1&2)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant