Odysseis (1&2)

02. Siren

À la fin de la journée, Kahu et Martha retrouvèrent Davy dans les vestiaires pour troquer leurs uniformes contre des vêtements civils. Il commençait à faire tard, par la fenêtre ils pouvaient voir le soleil commencer à descendre vers la mer, mais aucun d'entre eux n'aurait voulu faire des journées plus courtes. Odysseis n'était pas que leur travail, c'était leur passion et ils y consacraient chaque instant disponible.

— Demain c'est le grand jour pour les tortues, rappela Davy avec une excitation palpable. Je suis sûr qu'elles vont adorer leur nouveau terrarium.

Grâce aux fonds générés par les visites, le parc s'agrandissait peu à peu et gagnait en notoriété, ce qui attirait ensuite les sponsors, et ainsi de suite, permettant d'améliorer sans cesse l'infrastructure. Le but principal était d'offrir aux animaux les meilleurs conditions de vie possibles, pour compenser le fait qu'ils ne retourneraient jamais à la vie sauvage. C'était un constant jeu d'équilibre, entre les individus visibles par le public et qui étaient là à demeure, et ceux qui restaient en coulisses car destinés à être relâchés sitôt guéris.

— Je n'en doute pas une seconde, rit Kahu. Le nouvel aménagement a l'air tellement confortable que j'y ferais volontiers une sieste un jour ou l'autre.

L'avantage d'être l'intermédiaire entre les soigneurs humains et les pensionnaires animaux faisait qu'il pouvait tester les nouvelles infrastructures et en profitait souvent pour y prendre ses pauses, blotti dans la cave sous-marine des lamantins par exemple.

— Je t'apporterai de la salade et des carottes, se moqua Martha en lui poussant l'épaule. Kahu la Tortue.

Ils se chahutèrent un peu en riant, jusqu'à ce que la sonnerie d'urgence du téléphone de Davy les fasse sursauter et les rappelle immédiatement à l'ordre. Pour pouvoir réagir rapidement en cas de problème, Davy avait attribué une sonnerie particulière aux numéros de l'équipe qui s'occupait des sauvetages en mer. Un silence attentif tomba sur le vestiaire alors qu'il décrochait rapidement, son polo à moitié enfilé. Il était difficile de comprendre ce qui se passait en n'entendant que la moitié de la conversation, mais s'il se fiait à l'expression préoccupée de son collègue, Kahu était prêt à parier que la situation était grave.

— C'est une mission pour toi, confirma Davy en raccrochant. L'équipe de la Nausicaa a trouvé quelque chose près d'un récif, ils pensent qu'il pourrait s'agir d'une sirène blessée mais ils n'en sont pas sûrs.

— Changement de plan alors, répondit Kahu en haussant les épaules. Dans combien de temps est-ce qu'on peut être là-bas ?

— Vu l'heure, nous aurons la marée avec nous, intervint Martha. Si nous partons maintenant avec la Calypso, nous serons auprès de la Nausicaa en moins d'une heure.

Leurs vêtements de tous les jours furent abandonnés au profit des combinaisons de plongée qu'ils portaient pour sortir en mer, mais aucun d'entre eux ne protesta parce que leur journée venait de se rallonger drastiquement. Martha se contenta d'envoyer un message à son mari, alors que Davy appelait rapidement sa petite amie pour lui dire de ne pas l'attendre. Pour sa part, Kahu était entre deux relations, donc n'avait personne à prévenir de ce changement de plan. De toute façon, si l'équipe Nausicaa avait trouvé une sirène blessée, il allait probablement passer la nuit à son chevet. 

Mine de rien, un frisson d'excitation mêlée d'appréhension le parcourut alors qu'il achevait de se préparer. Il était extrêmement rare qu'ils aient à secourir une sirène, la dernière en date n'était autre que Berhan, l'ex de Caden, qu'ils avaient trouvé empêtré dans un filet dont il avait voulu libérer un groupe de jeunes dauphins. Il avait passé toute sa convalescence au parc et y était resté quelques années après ça avant de repartir vers sa colonie d'origine. C'était avec lui que Kahu avait créé ses premiers spectacles et Berhan revenait régulièrement leur rendre visite depuis, pour le grand plaisir de l'équipe.

— On dirait que tu vas être de garde ce soir quoi qu'il arrive, remarqua Davy avec une moue compatissante en lui tapotant l'épaule. J'espère que ce ne sera rien de trop grave.

— Pour qu'une sirène soit blessée, en général c'est grave, grimaça Kahu. Mais ça ne me dérange pas de m'en occuper, l'équipe de nuit sera là pour m'aider de toute manière. Et si c'est effectivement bénin, ma chambre d'amis est toujours prête de toute manière.

Intérieurement, il priait comme à chaque sauvetage d'urgence pour qu'ils arrivent à temps et que leur blessé tienne le coup jusque là. Qu'il s'agisse effectivement d'une sirène ou de n'importe quelle autre créature, l'océan seul savait depuis combien de temps elle était coincée là. Rapidement, il chargea son kit de secours sur son épaule et suivit Davy jusqu'au petit port où Martha venait de démarrer la Calypso. Dans un jaillissement d'écume, ils larguèrent les amarres pour filer vers le large aussi vite que la prudence le permettait. Exactement comme une ambulance.

— N'empêche, ce serait intéressant d'accueillir une sirène, remarqua Martha sans lâcher la barre.

Kahu s'assit à ses côtés, la main dans les embruns, et lui rendit son sourire un peu tendu avant de river le regard sur l'horizon vers lequel ils filaient à toute allure.

— Cela simplifierait probablement les soins, acquiesça-t-il. Avoir une réponse claire à la question «est-ce que ça fait mal ?» est toujours un sacré gain de temps. Et je suis toujours heureux de rencontrer l'une de mes consoeurs.

— Sans parler du fait que cela fait une éternité que tu n'as pas croisé une autre sirène que Berhan ou ton banc. Cela te fera sûrement du bien de rencontrer quelqu'un d'autre après tout ce temps à évoluer parmi des humains. Tu pourras peut-être nager à ses côtés pour sa rééducation, ou quelque chose du genre, sans être limité par nos maigres réserves en oxygène.

— Ne t'emballe pas, s'amusa-t-il. Nous devons d'abord confirmer qu'il s'agit bien d'une sirène blessée et ensuite déterminer son état. Ensuite seulement nous pourrons parler de rééducation ou de course dans les vagues.

Même si, au fond, elle n'avait pas tort. Cela faisait des années — depuis qu'ils avaient sauvé Berhan en fait — qu'il n'avait pas rencontré de sirène extérieure à son banc. Et parfois, il était vraiment fatigué de côtoyer des humains qui n'étaient pas tous au courant de sa nature et à qui il devait cacher tellement de choses. Au moins, toute l'équipe d'Odysseis savait exactement qui il était, mais la plupart d'entre eux n'étaient pas tout à fait humains non plus.

À vrai dire, c'était l'une des raisons pour lesquelles il s'était séparé de son dernier mec : il ne lui avait pas fait suffisamment confiance pour lui dévoiler ce qu'il était et avait fini par en avoir marre de cacher une part aussi importante de sa vie. Et de toute manière, le type en question n'avait jamais souhaité s'engager sur le long terme, donc ils s'étaient séparés d'un commun accord. Ce qui ne faisait que rendre encore plus évidente la solitude amoureuse de Kahu qui avait pour seul avantage de lui permettre des sorties en urgence comme celle-ci. Puisque personne ne l'attendait chez lui, il pouvait passer la nuit au bassin hôpital sans le moindre remord.

— Je viens d'avoir Mele, annonça Davy en les rejoignant. Je lui ai dit qu'on arrivait d'ici une vingtaine de minutes maintenant. Caden est descendu en plongée pour voir de plus près mais avec la nuit qui tombe, ça va commencer à devenir dangereux pour lui. Le connaissant, il va rester jusqu'à ce que tu le remplace, Kahu.

Avec une petite moue amusée, la sirène secoua la tête. Son meilleur ami avait un caractère bien trempé, pour ne pas dire obstiné, et n'était pas du genre à abandonner un blessé sans tenter tout son possible pour le sauver. Il était plongeur chevronné, ce qui n'avait fait que s'améliorer lorsqu'il était sorti avec Berhan, et il était celui qui connaissait le mieux les sirènes après Kahu. Il saurait faire le nécessaire en attendant les secours, pourvu qu'ils arrivent assez vite.