18. Profondeurs

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TW : Thalassophobie

Bien plus tard dans la soirée, après avoir dîné avec Kahu, Malaki et Caden sur la terrasse de l'appartement, Eliakim s'installa sur son lit avec son ordinateur pour rappeler Jesse. Ils s'étaient appelés un peu plus tôt, pendant qu'il travaillait avec Oshady au bord du bassin, et s'étaient promis de se retrouver plus tard pour discuter en toute tranquillité, juste tous les deux.

Avec leurs stages qui les maintenaient séparés de plus de deux mille kilomètres, ils ne s'étaient pas vus depuis deux mois et demi, ce qui commençait à faire long. Eliakim était d'autant plus reconnaissant à la technologie humaine qui lui permettait d'appeler Jesse en vidéo, sans se préoccuper de la distance. Au moins, il n'y avait qu'une heure de décalage entre Odysseis et Melbourne, donc s'il était presque vingt-deux heures ici, il était à peine vingt-et-une heures là où se trouvait Jesse. Et puisqu'ils avaient convenu de se rappeler dans ces eaux-là, Eliakim n'eut pas à attendre longtemps avant que son petit ami ne décroche, un grand sourire aux lèvres.

— Hello, toi, dit Jesse d'une voix douce.

— Hey, répondit-il tout aussi doucement.

La chambre de Kahu et Malaki n'était pas très loin de la sienne et il ne voulait pas les déranger en parlant trop fort, mais il aimait aussi beaucoup ces conversations à voix basse, qui lui donnaient l'impression d'être plus proche de Jesse, comme ces nombreuses nuits passées blottis l'un contre l'autre sur un lit à chuchoter jusqu'à s'endormir.

— Quoi de neuf ? demanda-t-il avec un sourire. Je t'ai raconté ma journée tout à l'heure, maintenant c'est à ton tour !

Parce qu'il connaissait son petit ami sur le bout des doigts, il voyait bien son excitation qui faisait pétiller le gris de ses yeux et il devinait qu'il avait une nouvelle à lui annoncer et avait attendu toute la journée pour cracher le morceau.

— Tu ne devineras jamais notre dernière mission ! s'exclama justement Jesse. C'était juste incroyable !

Son stage se déroulait à la JONAS de Brisbane, une association de l'Univers d'Ombre dédiée au secours en haute mer lors de situations désespérées. En un sens, leurs missions de sauvetages étaient parfois assez similaires à celles d'Odysseis, à ceci près qu'ils s'occupaient plutôt de personnes et non d'animaux.

— Allez, raconte ! l'encouragea Eliakim. Vous êtes allés loin ?

— Profond, surtout ! On a capté un signal de détresse provenant d'un sous-marin à quelques trois mille mètres sous la surface, et le temps qu'on arrive sur place, il était descendu tout au fond de la faille, à presque six mille mètres !

Même pour une sirène, ça commençait à faire beaucoup en termes de profondeur et de pression, et Eliakim laissa échapper un petit hoquet de stupeur impressionnée qui lui valut un sourire en coin volontairement arrogant.

— Qu'est-ce que c'était que ce sous-marin ? demanda-t-il.

— Une équipe de tournage d'un petit documentaire. On ne sait pas trop ce qui s'est passé exactement, est-ce qu'ils n'avaient pas un grand budget ou est-ce qu'ils se sont fait arnaquer, mais dans tous les cas leur sous-marin est tombé en panne très vite. Et le problème de ces trucs là c'est que... ça coule vraiment très bien.

Toutes les sirènes le savaient, pour avoir bien souvent trouvé des sous-marins perdus à des centaines de mètres sous la surface, et Eliakim avait écouté Malaki lui raconter une ou deux explorations d'épaves complètement intactes, avec l'équipage mort de faim ou asphyxié, incapable de remonter leur appareil à l'air libre. Ces histoires étaient toujours terriblement tragiques, mais la JONAS travaillait dur pour essayer d'apporter du secours aux malheureux qui n'avaient plus aucun espoir.

— On est descendus avec l'Endurance, raconta Jesse. Il y avait Maïeul, Aislin et Iluka avec moi pour pouvoir faire une sortie si nécessaire mais on n'en a même pas eu besoin finalement. Ils avaient quand même fait une sacrée dégringolade, parce que leur coque était enfoncée d'un côté et Aislin a bien galéré à amarrer notre appareil à leur sas qui était complètement déformé.

Inconsciemment, Eliakim s'était agrippé à son oreiller, entièrement pris dans le récit de son petit ami qui agitait les mains pour l'illustrer avec des grands gestes qui manquèrent d'emporter son ordinateur au passage.

— Vous êtes descendus dans leur sous-marin ? interrogea-t-il avec avidité.

— Ouep, on avait perdu leur signal et on n'avait aucun moyen de savoir dans quel état ils étaient sans aller voir nous-mêmes. Maïeul m'a proposé de l'accompagner et je te jure que je ne faisais pas le fier en attendant qu'Iluka force leur sas pour accéder à leur sous-marin...

De ce qu'avait appris Eliakim, Maïeul était l'un des médecins de la JONAS, un peu comme Kahu mais pour des gens, et aussi une sirène rascasse au caractère exubérant. Et il pouvait parfaitement comprendre pourquoi Jesse avait eu peur de descendre, parce qu'il n'était pas impossible qu'ils arrivent trop tard et qu'ils ne puissent que remonter les corps.

— Heureusement, il n'y a eu aucune victime, continua-t-il. Enfin, il y avait une blessée assez grave, l'une des chercheuses avait heurté leur matériel de secours et s'était planté un tournevis dans l'abdomen, et ils souffraient tous du choc de la descente trop rapide et de la pression, mais tout le monde s'en est tiré sain et sauf ! Autant dire qu'ils étaient sacrément contents de nous voir arriver.

— Tu m'étonnes ! C'est le pire truc du monde, d'être coincé et blessé avec la certitude que personne ne pourra venir à ton secours et que tu vas juste... mourir là.

Il le savait très bien, parce qu'il l'avait vécu l'année précédente lorsqu'une tempête l'avait brisé contre des rochers, piégeant sa caudale et l'empêchant de s'échapper. Sans l'arrivée providentielle de Jesse qui l'avait sorti de là, il serait mort d'épuisement, ou bien vidé de son sang. Exactement comme Malaki, en fait.

— Sauf qu'on était là, contra doucement Jesse.

L'expression tendre de son visage disait à Eliakim qu'il savait exactement à quoi il pensait, et qu'il parlait tout autant de ce jour-là sur la plage en bas de chez lui que de sa mission de sauvetage dans les profondeurs.

— On a remonté tout le monde dans l'Endurance et on a tracté leur épave à la surface, histoire de limiter la pollution au passage. Je ne sais pas s'ils pourront récupérer grand-chose du sous-marin en lui-même, mais au moins ils s'en sont tous tirés et ils n'ont pas perdu leur matériel non plus. Iluka leur a donné le contact de quelqu'un qui pouvait les emmener en toute sécurité tourner leur documentaire sur les profondeurs marines, et nous devons enquêter sur ceux qui leur ont vendu ce sous-marin défectueux, histoire d'éviter une nouvelle mésaventure...

— Ça va quand même être sacrément chouette à marquer dans ton rapport de stage, s'amusa Eliakim.

— Parle pour toi ! rit-il. Après tout, tu participes à la rééducation et aux soins d'une sirène, délivrée d'un aquarium illégal par le tueur à gages de la Ren Bank. C'est carrément stylé ! Rien à voir avec les trucs nuls et ennuyeux à mourir que j'ai fait l'année dernière.

À vrai dire, il était difficile de comparer leur année d'étude à l'Université Semi-Mortelle d'Angleterre avec un quelconque cursus scolaire classique, mais ils s'épanouissaient tous les deux dans leur stage et Eliakim savait qu'ils étaient en train de dessiner leur avenir. En tout cas, il se voyait très bien continuer à travailler pour Odysseis, parce que ça lui plaisait vraiment.

Odysseis (1&2)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant