Chapitre 25

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Je m'approche de Matthieu, voulant voir ce qu'il me désigne. Au début, je ne vois que l'obscurité qui envahit l'espace entre les troncs noirs des conifères.

- Je vois rien, maugrée-je, blasée.

- Dans l'herbe, m'indique le garçon.

Je baisse les yeux et enfin je vois, dans l'herbe sombre, un trou. Un trou d'à peine un mètre de large, encore plus noir que la feuille d'encre sur laquelle semble être dessiné le paysage dans lequel nous évoluons.

Lentement, je m'approche, telle une bille de fer attirée par un aimant. Le trou ne semble pas avoir de fond. Dans le fond de mon cœur est tapie l'angoisse puérile qu'un monstre en surgisse.

- J'imagine que je dois aller là-dedans ? je demande la voix pleine de désinvolture.

- Tout à fait, me répond Matthieu.

- Bon.

Je soupire un grand coup. Il faut y aller. Il faut plonger dans l'inconnu. Matthieu pose soudain sa main sur mon épaule et me murmure :

- Tu n'es pas obligée d'y aller.

Je saisis sa main sans délicatesse et la rejette. Je dis :

- Je dois y aller. Pour ma sœur.

La panique me tord les boyaux mais j'exhorte mes jambes d'avancer. Je suis à peine à trente centimètres devant les bords du trou.

- Swan, m'apostrophe Matthieu.

Je me retourne. Je sens la terre plier sous mon poids. En-dessous de mes pieds, le vide.

- Je te demande de te souvenir d'une seule chose. Peut-être que c'est ce qui te maintiendra dans la raison. 

Je me tiens droite comme un i, attentive au plus haut point. Je tourne légèrement la tête. La grande bouche noire s'ouvre à mes pieds, semblant vouloir me dévorer tout entière. Et tout à coup, comme si je venais juste de me rendre compte dans quoi je vais me jeter, je panique et ne veux plus sauter. Mais alors que je me prépare à bander mes muscles pour m'enfuir, Matthieu dit d'une voix devenue soudain effrayante :

- Souviens-toi que rien ici n'est réel.

L'adolescent ne me laisse absolument pas le temps de faire quoi que ce soit ; il plaque ses mains sur mon torse et me pousse de toutes ses forces en arrière. Bien que le trou ne soit pas si large, je tombe pile dedans et en une fraction de seconde, je me retrouve en chute libre dans l'obscurité la plus totale.

Je n'ai même pas eu le réflexe de crier. La terre m'avale et me précipite dans ses entrailles sombres. La chute ne dure étrangement pas longtemps ; trois secondes, tout au plus. Mais elles semblent s'étirer dans le temps, devenant des minutes. Je m'écroule sur le dos, sur une surface étrangement lisse et régulière. Sonnée, je reste allongée sur ce drôle de sol. Mon dos est massé par des sortes de vibrations. Le sol est vivant, animé. Mes doigts se crispent, mes ongles s'accrochent à une matière que je devine caoutchouteuse. Sous mes phalanges, je devine la présence de nombreux rouleaux qui se tournent sous mon dos meurtri par le choc. Mes oreilles captent un discret ronronnement mécanique.

Un tapis roulant. J'ai atterri sur un tapis roulant. Qu'est-ce que cela fait sous un sol forestier ?

Je décide enfin de m'asseoir. Je lève la tête et, mes yeux s'étant adaptés à l'obscurité, je distingue à trois mètres au-dessus de moi d'énormes rouages d'acier qui brillent d'une lueur argentée. Ces engrenages tournent continuellement dans un rythme bien défini.

Je connais cet endroit.

Mais bien sûr que je connais cet endroit. S'il y a ici tous mes cauchemars concentrés, alors ce lieu était dans l'un d'entre eux. Mais je n'ai aucune idée du dénouement de cet ancien rêve.

Le tapis roulant avance dans un lent rythme continu, au milieu des tic et des tac des engrenages qui se meuvent au-dessus de ma tête. L'obscurité avale le tapis, ce qui fait que je ne vois pas à cinq mètres.

C'est long. Rapidement, je commence à m'ennuyer. Mais pour une raison que j'ignore, je n'ai pas envie de m'asseoir. Je veux rester debout, comme si j'attendais mon destin de toute façon scellé.

C'est long. Très long. Le décor se répète monotonement ; toujours les mêmes rouages, toujours les mêmes mouvements, toujours la même lumière.

Au moment où je me demande si je n'allais pas passer l'éternité sur ce tapis, celui-ci disparaît soudainement de sous mes pieds. Je pense alors faire une nouvelle chute interminable dans le noir mais je chois juste d'une cinquantaine de centimètres. Je me réceptionne gauchement sur les fesses, lâchant un petit cri. Une douleur sourde se propage dans mon coccyx.

Autour de moi, il fait très sombre mais ce n'est pas le noir total. Je distingue mal quelques formes brunes mouvantes dans cette mixture de teintes grises, marron, pourpres et bleu marine. Le sol se confond dans ce mélange de couleurs sombres et n'est ni lisse, ni rugueux, ni humide, ni sec, ni mou, ni dur... un sol à la nature indéterminable.

Je n'entends plus le cliquetis des rouages mais à la place, je crois sentir le bruit lointain, ténu, d'une respiration. Je ne suis pas seule.

Malgré la douleur qui fait souffrir mes fesses, je me lève de manière bancale. Une fois sur mes deux jambes, j'essaye tant bien que mal de me redresser. Mais à peine je reporte mon attention sur le décor qu'un choc atroce me frappe au bas-ventre et me fait décoller. Je m'écrase quelques mètres plus loin, le souffle coupé net. Je gis sur le sol informe, avec l'impression que ma colonne vertébrale est en miettes, mes jambes brisées et mes organes internes explosés.

Je ne peux même pas crier, mes poumons ne brassent plus un gramme d'air. Je ne lâche plus que de timides gémissements qui meurent dans ma gorge que je sens humidifiée de sang. J'ai mal, terriblement mal. Tout mon corps n'est plus que douleur et hémoglobine. Tout ce sang... toute cette peine... mon esprit semble fuir de son enveloppe charnelle par toutes les plaies qui la meurtrissent. Je sens les tentacules de la folie s'emparer progressivement de mon âme.

La folie... ce que je dois à tout prix éviter. Si je perds la tête, je ne sortirai jamais de cet endroit. Je devrai souffrir pour toujours... sans jamais revoir Gabriel.

- Gabriel... aide-moi, j'arrive à articuler en sentant un souffle chaud et humide éventer mon visage.

La vie rêvéeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant