Chapitre 18

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- Non.

J'ai lâché ce pauvre petit mot de trois lettres comme j'aurais laissé tomber un caillou dans un étang. Pour la première fois depuis que je suis ici, je sens mon Gardien surpris. Bien qu'il ne laisse transparaître aucune émotion sur son visage, j'aperçois l'éclair de l'étonnement traverser le regard aux couleurs étranges de ma pensée qui a pris la forme de Camille.

Après une seconde où elle doit hésiter, celle-ci demande : 

- Comment ça, non ?

- J'en ai marre, je réponds. Je veux me reposer. Je veux dire, vraiment me reposer. Pas juste m'étendre dans un lit pendant deux jours et, quand je ressors, découvrir tout ce que je tentais d'éviter me retomber sur la tête. Les factures non payées, les amis qui te demandent où est-ce que t'étais rendue, les cours que tu comprends plus à cause de ton retard, le bordel dans ton appartement que t'as pas rangé... alors qu'ici, il n'y a plus aucune contrainte ! Tu peux ne rien faire, personne ne viendra te le reprocher !

Le Gardien me regarde toujours sans expression mais je sens bien l'avoir perturbé. J'ai réussi à surprendre ma pensée. Pourtant, lui aussi me surprend en me répondant : 

- Certes. C'est vrai que c'est tout à fait légitime. Après tout, qui suis-je pour te forcer à retrouver la réalité ?

Alors ça. Je pensais qu'il allait me persuader de regagner le monde.

- Reste dans la vallée du pays des rêves si ça te chante, poursuit-il. Après tout, que m'importe ton avis, je suis juste ta pensée et je suis condamnée à te suivre partout. Je suis ton esprit même, je ne peux qu'être d'accord avec toi.

Bien que je me sente perturbée par son opinion, j'essaye de me maintenir droite et de paraître sûre de moi.

- Ma décision est prise, dis-je avec le plus de conviction possible. Je reste.

- Très bien, répond le Gardien. Sache cependant que si tu veux revenir sur ta décision, tu n'as pas besoin de moi. Si tu me cherches, souviens-toi que tu es ici dans ton esprit. Il te suffit de penser à moi pour que je me matérialise.

Soudain, le vent se met à souffler plus fort et ma pensée se dissout, emportée par la brise, comme si elle était devenue du sucre. Je suis seule, une fois de plus. Seule, mais heureuse cette fois-ci. J'ai enfin atteint la paix.

Mes oreilles sont alors reliées par un énorme sourire. Mon rire fend le silence que seul le bruit du vent polluait. Je cours pieds nus dans les herbes hautes. Je bondis comme un cabri dans la vallée en noir et blanc. Mais moi, je n'ai pas perdu mes couleurs. Ma peau est toujours du même beige, mes cheveux toujours du même brun et mon pull toujours du même vert. Ce décalage entre mon environnement et moi-même me rappelle lorsque je marchais dans la rue avec Gabriel. Nous, petites taches de peintures dans l'immense ville grise.

Je chasse aussitôt cette pensée. Il n'y a plus de ville. Il n'y a plus d'université. Il n'y a plus la réalité ! Tout cela, c'est fini ! Il n'y a plus que moi qui suis libre de faire ce que je veux ! Mais... il n'y a plus de Gabriel. Heureusement, cela ne m'attriste qu'une seconde. Tous mes proches me manqueront, certes, mais ce n'est qu'une question de temps avant que je n'y pense plus. Je songerai un peu à Gabriel au début mais je m'en remettrai, tellement cette liberté est jouissive.

Après avoir passé plusieurs minutes, plusieurs heures, plusieurs jours (je ne sais pas, le temps est particulier ici), à traverser en long, en large, en travers cette immense vallée noire et blanche, je m'effondre sur le dos parmi les hautes herbes qui se balancent au gré de la brise, au même rythme que mes cheveux qui volent devant mes yeux. Je regarde le ciel noir, sans nuage. Je ferme les yeux et prête attention aux bruits environnants. J'entends le vent qui bruisse dans les herbes et dans les feuilles des arbres, j'entends les petits craquements réguliers qui animent les branches, j'entends même au loin les vagues de la mer qui s'effondrent sur elles-mêmes dans un nuage d'écume.

Combien de temps je reste ainsi ? Je ne sais pas. Ici, il ne semble pas y avoir de nuits. Le ciel est toujours noir mais le soleil blanc reste fixé au même endroit dans ce sombre firmament. C'en devient un peu lassant. Il n'y a même pas de nuages dont je peux interpréter les formes comme je veux. Il n'y a que ces cieux plus noirs que l'encre de Chine.

J'en ai marre de regarder le ciel. Je me lève et marche dans cette vallée que j'ai déjà visité quasiment en entier. Aurais-je déjà tout exploré? L'euphorie du début n'aura pas duré longtemps.

Je m'avance sur la plage et observe l'océan en silence. Mon regard apprécie les reflets dansants de la mer aux eaux aussi noires que le ciel. Je reste stoïque. Ce moment semble solennel. Comme si j'étais en face d'une tombe dans un cimetière. L'odeur de sel pénètre mes narines et pique mes muqueuses. Mon cerveau est comme éteint. Je ne pense plus à rien, à part à l'océan.

Le vent se fait alors plus fort. Mes cheveux deviennent fous et s'emmêlent comme des amants qui s'enlacent. Comme c'est étrange... le vent semble appuyer davantage sur mon mollet droit. Cette pression remonte doucement le long de ma jambe. Mais ! ce n'est pas le vent qui appuie ainsi. Cette sensation de pression est passée de l'autre côté de ma jambe et grimpe pour venir me caresser l'intérieur de ma cuisse droite. Je me sens soudain prise d'un malaise. J'ouvre les yeux en panique, baisse le regard et trouve avec horreur une main qui palpe ma cuisse et qui s'approche dangereusement de mon entrejambe. Je frappe alors violemment le bas de mon ventre pour chasser cette main perverse. Celle-ci bat en retrait. Je me retourne pour regarder derrière moi. Personne. 

Je délire à nouveau.

La vie rêvéeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant