Chapitre 24

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Nous marchons dans la sombre forêt depuis un temps indéterminé. Une heure, un jour, une semaine ? Aucune idée. Le temps ici ne semble pas exister. C'est là que je découvre que la fatigue ne m'atteint plus. C'est normal en fin de compte : si je ne suis pas dans la réalité, alors je ne peux savoir si mon corps est en mouvement ou inanimé.

Ni Matthieu, ni moi ne disons un seul mot. Il n'y a que le silence qui parvient à mes tympans. L'ambiance sonore est dépourvue du moindre piaillement d'oiseau.

- Il n'y a pas d'animaux, ici ? demandé-je.

- Au sens auquel tu l'entends, non, répond mon guide un peu amusé.

Je lève mon sourcil gauche, encore une fois.

- C'est-à-dire ?

Je l'entends lâcher un petit rire dans un soufflement de nez. Il m'explique :

- Ici, il n'y a pas de moineau, pas de rouge-gorge, pas d'écureuil, pas de loup, pas d'ours... seulement des animaux de ton invention, qui ont un jour ou l'autre peuplé tes rêves et ton imaginaire.

Je réfléchis. Je ne me rappelle absolument pas des animaux auxquels j'ai rêvé. Je ne vois pas quel type de faune peut-il peupler cette forêt.

- Oh, si tu savais ! rit Matthieu qui devine ce à quoi je pense.

La conversation s'arrête là et le silence reprend sa place comme s'il ne l'avait jamais perdue. Pauvres adolescents, tout de même. Ils ont beau ne pas être réels, je ne peux m'empêcher de me dire qu'ils doivent sacrément s'ennuyer, ici.

Matthieu semble étrangement ne pas m'avoir entendue penser cela. Ou alors, il m'a sûrement ignorée. 

Ce silence de plomb ne cessera de me surprendre. Je le trouvais certes reposant lorsque je suis arrivée mais là, il est trop lourd. Je ne pense qu'à le rompre, cherche le moindre sujet de conversation. Ma langue se tord du désir de parler. Le silence m'assourdit et mes oreilles sont en quête du moindre bruit. Je suis gênée. Être avec quelqu'un sans n'avoir rien à lui dire, c'est la pire torture.

Et puis soudain, je me revois allongée dans l'herbe verte du mois d'avril aux côtés de Gabriel. Je revois ses yeux noirs bienveillants se tourner vers les miens. Moi, gênée, je m'entends bafouiller :

- Je sais pas trop quoi dire...

- Ben ne parle pas alors, me répond-il tout simplement.

Sa réponse me fait sourire. Ma tête se retourne vers le ciel azur. Nous avons beau être début avril, il doit bien faire vingt-cinq degrés. Foutu réchauffement climatique.

- Pourquoi tu veux à tout prix parler ? Toujours ? me questionne Gabriel.

Je soupire.

- Je ne sais pas. J'ai peur de t'ennuyer. Je n'aime pas ne rien faire avec quelqu'un. J'ai l'impression de lui faire perdre son temps.

- Swan.

Il se redresse afin de s'assoir. Il me cache le soleil. Je mets ma main devant mes yeux pour le regarder. Il me dit :

- Je veux que tu saches qu'à partir du moment où je suis avec une personne que j'apprécie, nous pourrions passer des années assis immobiles l'un à côté de l'autre et je n'aurai pas la sensation d'avoir perdu une seule seconde de ma vie. Le temps que nous passerions ensemble vaudrait plus que n'importe quelle activité, n'importe quel voyage, n'importe quel exploit.

Je souris timidement et m'assois à sa hauteur. Il poursuit :

- Et cela vaut surtout pour le temps passé avec toi.

Je me décale légèrement vers lui et il passe un bras épais et protecteur sur mes épaules. Il n'y a plus que le bruit de nos respirations qui parvient à mes tympans. Ce bruit, et celui du cœur de Gabriel qui pulse contre mon oreille.

- Il était au collège avec nous ?

Mes songes éclatent comme une éphémère bulle de savon au moment où Matthieu pose sa question. Surprise, et encore sonnée du plaisir que m'a procuré ce souvenir, je marque un temps de silence avant de répondre :

- Oui, il était là. Mais je ne le connaissais pas au moment où... enfin quand... tu me... quand je...

- Je vois.

Cette discussion me gêne encore plus que l'interminable silence. Cette gêne a atteint son paroxysme.

- Vous avez l'air de bien vous aimer. Vous semblez bien proches. Vous êtes en couple ? demande-t-il.

Je me suis trompée, ma gêne n'était clairement pas à son maximum. Elle vient d'exploser dans mon crâne, me donnant horriblement chaud à la tête.

- Certainement pas ! je m'exclame sèchement.

Matthieu ne s'offusque absolument pas de la rudesse de mes mots. Il répond calmement :

- Avoue quand même que c'est ce que tout le monde pense... surtout vos amis respectifs.

- J'EN AI RIEN À BRANLER !

Le silence, de nouveau. Pas un écho ne répète mon cri. Un mélange sans queue ni tête de souvenirs envahit mon cerveau.

Swan, regarde un peu Gabriel... il est dingue de toi, c'est sûr !

Ouvre les yeux, vous faites le couple parfait !

En vrai avec Gabriel vous iriez bien ensemble...

Hey, je vous ai vus l'autre jour, dans le parc, vous ne vous faisiez pas un câlin ?

Nan mais Swan, avoue, tu adorerais sortir avec lui !

Swan

Gabriel

Gabriel

Swan

Gabriel

Swan

Je veux crier au monde entier qu'il fait fausse route, que toute l'humanité aille se faire foutre, leur cracher à la gueule, à tous ces débiles qu'ils sont, je veux vomir ma colère sur tous ces gens qui ont accumulé leurs remarques sur mon cœur.

Je veux tout dire, déclarer tout ce qui m'énerve.

Pourtant, tout ce que j'arrive à articuler, ce sont ces quatre pauvres mots :

- Foutez-nous la paix...

J'accélère, laissant Matthieu seul avec sa surprise. Il a l'air étourdi. Normal, avec toutes les pensées qui ont traversé le pays des rêves en même temps, il n'a pas dû savoir où donner de la tête.

Je marche vite, propulsée à la haine. Pas grave pour le blondinet qui m'accompagne, il me rattrapera.

- Swan ! crie-t-il soudain.

J'hésite à l'ignorer. Mais instinctivement, je me retourne violemment, laissant transparaître mon ire. Il est debout, encore tremblant de l'effort qu'il a dû fournir pour décoder mes songes. Tenant dans un équilibre précaire sur ses jambes titubantes, il tend son bras gauche loin devant lui. Son index est dressé vers les profondeurs forestières. Il murmure :

- C'est là.

La vie rêvéeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant