Chapitre 30

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Avant que je n'aie le temps de réagir, le zombie se relève, me libérant. Je me mets alors debout le plus rapidement possible, une pulsion de survie m'exhortant de fuir. Pourtant, au moment où mes jambes se préparent à courir, je m'immobilise et deviens statue. Je viens de réaliser que devant moi se tient le zombie qui m'a maintenue captive mais aussi des centaines, que dis-je, des milliers d'autres morts-vivants qui sont debout derrière lui en train de me fixer. Ils sont tous autant cabossés, putréfiés, puants, dégoûtants et terrifiants.

Ils sont tous debout devant moi, sans bouger. Cela me rappelle le moment de calme avant chaque bataille où chaque camp se toise sans rien dire, sans rien faire. Comme juste avant la rixe entre la manifestation LGBT+ et les homophobes, juste avant que j'arrive dans ce putain de pays des rêves. Mais là, maintenant, ce ne sont pas deux camps qui se regardent et se font face. C'est une véritable armée de cadavres mouvants face à moi, une jeune femme, seule. Seule contre des milliers.

C'est alors que le zombie de tout à l'heure, qui semble être le chef, lève lentement son bras à la chair flasque et pointe un doigt sans peau droit vers moi.

À peine la masse de chair puante commence à s'élancer vers moi, je fais demi-tour et m'enfuis le plus vite que je n'ai jamais fait. Je cours tel un lapin essayant d'échapper vainement à un renard. J'ai l'impression de ne même plus fouler le sol, comme si je m'envolais. L'air entre et sort de mes poumons à une vitesse que je ne connais pas. Tellement vite que mes bronches ne semblent pas avoir le temps de saisir les molécules de dioxygène afin de me maintenir en vie. Pourtant, je n'ai pas la sensation de fatiguer. L'adrénaline, sans doute.

J'ai l'impression de courir plus vite que le plus rapide des humains. Aussi vite qu'un léopard, voire à la vitesse de la lumière. Pourtant, rapidement, j'entends les grognements d'outre-tombe se rapprocher de moi. Je sens déjà l'odeur insoutenable de ces milliers de corps putréfiés qui me poursuivent désormais à quelques mètres à peine.

Ils sont presque sur moi. Je sens leurs longs ongles cassés me griffer le dos et les cuisses. Nous arrivons désormais au port. L'endroit où j'ai quitté la réalité. Va-t-il se passer la même chose ? Vais-je à nouveau être chassée du monde et propulsée dans ce monde noir qu'est le pays des rêves ?

Tout à coup, un des zombies saute, m'attrape par la taille et me pousse vers le bord du fleuve. Rebelote. Je tombe à l'eau, entraînée par la masse de ce corps décharné. La créature qui se cramponne à moi a beau n'avoir que des lambeaux de peau sur ses os poreux, elle pèse diablement lourd. Je regarde, impuissante, la surface de l'eau s'éloigner inexorablement de moi.

Mais cette fois-ci, cela ne se passe pas tout à fait comme la dernière fois, puisque je n'avais aucune peine à respirer sous l'eau. Or, cette fois-ci, mes poumons ne demandant qu'à brasser de l'air se retrouvent encombrés de liquide. Au moment où je me rends compte que je ne respire plus, je commence à paniquer et à gesticuler dans tous les sens, tentant tant bien que mal à retrouver l'air libre. Le mort-vivant accroché à mes hanches se prend des coups de pied mais ne bronche pas. Moi, je suis terrifiée.

La noyade est l'une de mes plus grandes peurs. On se sent mourir alors que l'on est tout à fait conscient. On se sent sombrer sans pouvoir rien y faire. La noyade est une mort où l'on ne contrôle absolument rien. Il est impossible de faire marche arrière, tout ce qu'on peut faire est... mourir. On espère juste que cette panique sans nom se termine.

Et puis c'est désespérément long. Je ne sais depuis combien de temps je me débats vainement pour échapper à ma mort certaine. Mes yeux piquent, irrités par la qualité discutable de l'eau du fleuve. L'épouvante les maintient ouverts pourtant, l'eau sombre floutant tout, je ne vois rien. Je souffre, simplement. Et le monstre qui me tire vers le fond n'arrange rien.

J'espérais tout de même mieux comme mort. C'est vrai, faisons le point : je me dispute violemment avec Coline, je me fais agresser en pleine manifestation, je me perds dans mes rêves, j'ai failli crever dans mes cauchemars, je parviens à regagner la réalité mais pour m'embrouiller cette fois-ci avec Gabriel, mon meilleur ami, mon frère, et là je vais mourir de la pire mort qui soit après avoir été poursuivie par une horde de zombies.

Attendez... je réfléchis à ce que je viens de penser. « Je parviens à regagner la réalité... et là je vais mourir... après avoir été poursuivie par une horde de zombies ? » Quoi ? C'est curieux, peu de gens dans la vie réelle ont vécu ce genre de choses. C'est drôle, on dirait que je fais le résumé de mon dernier cauchemar. Hein ? Ai-je bien dit... « cauchemar » ?

Alors tout prend sens. La dispute avec Gabriel n'a jamais existé et n'est que pure invention. Ces monstres n'existent pas non plus. Serais-je encore dans le souterrain des cauchemars ? Aurais-je fait ce qu'on appelle communément un « faux-éveil », où l'on se croit réveillé mais en réalité encore bloqué dans ses rêves ?

Je me penche vers le zombie accroché à mes hanches. Il me regarde fixement de ses yeux jaunes. Il semble tellement réel... J'ose porter ma main sur son crâne fripé. Du bout des doigts, je touche sa peau verdâtre mais je les retire à peine après avoir effleuré sa chair. La texture est si écœurante, on dirait les algues gluantes fixées sur les rochers marins à marée basse. Tout semble plus vrai que nature. Mon cerveau pense toujours obstinément être dans la réalité. Rien ne peut me sortir de cette illusion. Tant pis. Je m'efforcerai d'être plus têtue que lui.

- Rien ici n'est réel, dis-je d'une voix forte et distincte malgré l'eau.

La vie rêvéeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant