Chapitre 17

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Après être restée immobile pendant des minutes entières, Camille, enfin plutôt la personnification de ma pensée, pose sa main sur mes cheveux et les caresse. Toujours de sa voix tranquille, elle dit :

- Calme-toi. Ça ne sert à rien de s'affoler comme ça. Je te le répète encore, je ne suis pas Camille. Tu ne me dois rien.

Alors lentement, au bout de plusieurs longues minutes où je tente vainement de tarir mes larmes, je finis par récupérer le contrôle de ma respiration. Lorsque je parviens enfin à dire quelque chose d'intelligible, je demande en balbutiant :

- Si tu n'es pas Camille et que tu es bien la représentation physique de ma pensée... comment dois-je t'appeler ?

- C'est vrai que m'appeler « représentation physique de ma pensée » ça risque d'être un peu long et pénible, répond-elle dans un petit rire. Alors tu peux m'appeler Gardien des Rêves.

Je hausse mon sourcil gauche, encore une fois.

- Gardien des Rêves ? Au masculin ?

- Disons que c'est au neutre. Je ne suis pas une vraie personne, je n'ai pas de sexe.

Je hausse les épaules en disant :

- C'est tout à fait logique.

- Normal, me répond mon Gardien, c'est ta pensée qui le dit.

Je souris, mais ça fait tout drôle avec les larmes qui humidifient encore mes joues. Je m'essuie alors le visage du revers de la manche. À présent, seuls mes yeux encore un peu rougis trahissent les sanglots qui m'ont assaillie quelques minutes avant.

Le Gardien des Rêves reste immobile et me regarde, attendant patiemment que je fasse quelque chose. Je me relève alors et effectue quelques pas dans les hautes herbes incolores. Je les sens me caresser les mollets et s'emmêler dans mes poils. Une de ces herbes ose soudain s'approcher trop près de la cicatrice que j'ai à la cheville. Une pointe de douleur remonte alors le long de ma jambe mais je m'en aperçois à peine. Cela fait tellement longtemps qu'elle est là...

Une question pénètre tout à coup dans mon esprit. Je me retourne vers le Gardien qui ne s'est heureusement pas encore volatilisé. Je lui demande :

- Tu as dit, tout à l'heure, que tu prends la forme des gens auxquels je pense le plus. Mais parmi Camille, Bidou, et même Gabriel, ce ne sont pas eux qui me hantent le plus.

Le Gardien sourit.

- À qui penses-tu ? me questionne-t-il.

J'hésite. Je ne sais pas comment organiser ma pensée. Heureusement, c'est celle-ci même qui me fait face et qui répond à ma place :

- Tu penses à la main... n'est-ce pas ?

Je lève timidement les yeux. Pas besoin de dire quoi que ce soit, mon acquiescement se lit dans mon regard.

- Pourquoi ne pas prendre l'apparence du détenteur de la main ? questionné-je. C'est lui qui se balade constamment dans ma tête !

- Eh bien, c'est là tout le cœur du problème... je ne sais pas qui c'est. Et c'est pour ça que tu es là.

Je cligne des yeux et hausse une nouvelle fois mon sourcil gauche. Que signifie tout cela ? Le Gardien ayant entendu ma question muette me répond :

- Je ne sais absolument pas comment tu as réussi à accéder à ton pays des rêves. Je sais juste comment tu peux en sortir.

Je n'ai pas le temps de demander pourquoi. De toute manière, c'est bien inutile, puisque mes pensées sont mises à nu ici. Le Gardien poursuit :

- Tu dois découvrir une part de toi-même. Si tu es ici, c'est parce que tu te poses une question qui te hante. Tu es donc prisonnière de ton pays des rêves jusqu'à ce que tu trouves une réponse. Et je suppose que tu sais quelle est cette question...

- À qui appartient cette main ? je complète. Et pourquoi est-ce qu'elle me rend visite toutes les nuits ?

Le Gardien acquiesce en silence. En anticipant la question qui va venir, il explique :

- La réponse à cette question se trouve ici. Dans ce pays. Tu vas devoir explorer le moindre recoin de ce monde. À chaque endroit visiter, tu acquerras un renseignement supplémentaire.

- Tu te fous de moi ? Je suis ici pour faire une chasse au trésor ?

- Attention, dit mon Gardien toujours de sa voix tranquille. Le pays des rêves est vivant. Il cherchera à te dérouter, à te faire douter, à te rendre folle. Si tu n'es pas prudente, tu peux t'y perdre aisément et ne pas pouvoir retrouver la réalité.

- Sympa, conclus-je ironiquement.

Je tourne une nouvelle fois sur moi-même afin d'observer encore le décor noir et blanc qui m'entoure. Par où commencer ? Tout est immense. Ce monde semble infini.

- Je ne peux pas te suivre, dit la personnification de ma pensée. Je règne certes sur ce monde mais dès qu'on s'éloigne de cette plaine, mon autorité se dégrade. Je ne peux m'aventurer au-delà.

- Hein ? Mais pourquoi ? je m'étonne. Tu n'es pas vivant, tu ne peux pas mourir, tu ne risques rien !

- Si, je peux me perdre dans les tréfonds de la forêt, dans les hauteurs des montagnes, dans les profondeurs marines... les créatures qui peuplent ce pays feront tout pour que tu y restes.

- Parce qu'il y a d'autres personnes ici ? je m'inquiète.

- Tout à fait. Des gens et des bêtes créés par ton esprit. Si elles m'ont, tu ne pourras rien faire. Tu as besoin de ta pensée pour regagner le monde réel.

Je déglutis difficilement. Moi qui pensais avoir trouvé un havre de tranquillité. Je jette un regard à la forêt dont les arbres m'observent de leurs rameaux à présent menaçants.

J'en ai plus qu'assez de me battre pour avoir une existence paisible. Dans la réalité, pour survivre, il faut faire comme tout le monde. Il faut suer sang et eau tous les jours jusqu'à ce qu'on en soit physiquement incapables. Il faut se lever chaque matin pour toujours affronter ce voisin qui trouve qu'on fait trop de bruit, ce prof qui trouve toujours un prétexte pour dire qu'on ne travaille pas bien, ce passant qui crie parce que tu as osé regarder dans les yeux. Cette réalité nous accable tous les jours d'événements d'actualité plus sinistres les uns que les autres : des guerres par-ci, des attentats par-là, un scandale d'une personnalité publique qui sera finalement acquittée comme toutes les autres...

Les contraintes sont tellement fortes, le bonheur parfois si dur à trouver.

La vie rêvéeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant