Chapitre 20

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J'ai rarement couru aussi vite. Mes pieds ne touchent même plus le sol. Je ne cours plus, je vole. Plus rien n'a d'importance à part Camille qui s'enfonce dans les ténèbres de la forêt noire, emportée par cette main. Désormais je ne les vois plus. Elles ont disparu dans les tréfonds de la végétation sans couleur. Je continue de courir sans faire attention à l'environnement. Je ne remarque pas que je m'avance de plus en plus loin au milieu des arbres.

Je continue de courir sans faire attention à l'environnement. Dopée à l'adrénaline, je file à toute vitesse depuis plusieurs minutes déjà sans souffrir du moindre point de côté. Chaque cellule de mon être ne veut qu'une chose : retrouver ma sœur.

Je cours. Je ne sens plus mes pieds.

Je cours. Je ne sais faire plus que ça.

Je cours.

Je cours.

Et tout à coup, je sens une racine m'agripper la cheville. Mon corps, entraîné par la vitesse de ma course, se tend tel un élastique. Ma jambe manque de se déboîter. Enfin, je chute, et m'écrase de tout mon long sur la terre humide et rugueuse. Les buissons devant moi s'agitent en raison du passage de Camille et de la main au milieu des feuilles. Puis, plus rien. Que le silence. Elles sont trop loin. Je suis seule, à plat ventre, sur l'humus mouillé.

Lasse, je me tourne très lentement sur le dos. Je regarde autour de moi : partout, la végétation lugubre et dense s'étend à des kilomètres. Chaque arbre se ressemble ; je suis perdue.

Et puis je me rappelle de Camille. De son message, au moment où cette main baguée l'a entraînée dans les entrailles de la forêt. Je dois la retrouver. Je tente de redresser alors mon corps qui ne m'a jamais paru aussi lourd. Je plie ma jambe et sens alors la racine me retenir violemment la cheville. Lentement, je roule sur le côté pour m'étendre sur le dos. Je penche mon regard vers mon pied afin de me défaire de ce piège et trouve, encore une fois, cette ignoble main qui enserre ma cheville tel un rapace tiendrait un mulot. La bague d'acier me comprime la malléole et me brûle la peau.

- Alors t'es encore là, toi... je chuchote.

Je reste étonnamment très calme malgré l'angoisse qui naît. Je la fixe silencieusement et, bien qu'elle n'ait pas d'yeux, j'ai l'impression qu'elle me fixe aussi. Duel de regard.

- T'es encore là, putain de main.

Je tire un peu sur ma jambe. La main me retient sans que je ne puisse rien faire. Et soudain, une autre force agrippe mon épaule gauche et me plaque violemment sur le sol terreux. Je tourne alors la tête, surprise. C'est une autre main qui me maintient par terre. Une autre main avec la même bague à l'index. Tiens, la personne à l'origine de tout cela utilise enfin sa deuxième main.

Minute... ce sont deux mains droites!

Tout à coup une troisième main surgit de nulle part pour me saisir la hanche. Puis une quatrième me tire les cheveux. Une cinquième prend mon poignet droit. Une sixième mon autre main. Une septième, une huitième... jusqu'à ce que je ne puisse plus les compter.

Moi, je ne me contrôle plus. C'est la panique qui a pris les commandes. Elle déforme mon corps dans des spasmes et soubresauts, afin de m'arracher de l'emprise de ces dizaines de mains. Je me débats du mieux que je peux, remuant la terre sous moi. Les mains, toutes rigoureusement identiques, me palpent de toute part. Et soudain, une énième main apparaît et s'accroche à mon visage, me cachant le nez et la bouche. Épuisée par mon débat, j'étouffe rapidement. 

Mon cerveau sursollicité ne comprend plus du tout ce qu'il lui arrive. Trop de mains...

Je souhaite à tout prix m'évanouir. Certes, peut-être que je mourrai mais au moins je serai tranquille. Je ferme les yeux et tente de me détendre pour basculer dans les bras de Morphée. Morphée, encore lui. A-t-il vraiment un message à me faire passer ? Je veux m'endormir, et rapidement si possible. Cette torture sera un peu plus supportable.

Mais attendez. Si je suis dans le pays des rêves, c'est que je dors déjà, non ? Cela voudrait dire que je ne peux être inconsciente dans ce monde ? Que je suis condamnée à subir consciemment les tortures que m'infligent ces mains immondes ?

Ah, si je pouvais, je vomirais. Ces mains alimentées de la plus perverse des pulsions me caressent partout. Plus un centimètre carré de ma peau n'est libre. Écœurant ! Je n'ai même plus la place de me débattre. Je ne peux que subir.

Mais pendant que toutes ces mains se baladent sur mon corps comme dans un parc, quelque chose pique le fond de mes narines. C'est une odeur. Une odeur un peu sucrée mais surtout comment dirais-je ? Caoutchouteuse. On dirait celle d'un mauvais bonbon. Réglisse ? Oui, cela me semble bien être de la réglisse. Un gaz sentant la réglisse paraît s'être mélangé à l'air. Je n'aime pas trop cette odeur. Mais... je ne semble pas être la seule.

En effet, le poids des mains sur mon corps semble diminuer. Elles remuent moins. Certaines tombent, inertes, sur mon ventre. Les plus résistantes secouent encore leurs doigts maigres mais rapidement, elles s'immobilisent, comme si elle étaient mortes.

Je reste étendue sur le sol, secouée de ce qu'il vient de m'arriver. Choquée, je ne me sens plus capable d'effectuer un mouvement. Je suis encore recouverte de dizaines de mains baguées. Je fixe le ciel noir en haletant difficilement. 

- Hey ! Ça va ? lance une voix.

Je retiens subitement ma respiration. Décidément je ne serai jamais tranquille. Qui est cette personne ? Encore un ennemi ?

- Je sais que tu es consciente, continue la voix. Tu es en sécurité. La réglisse la fait fuir.

La personne qui me parle doit être encore un enfant, puisqu'elle a de ces timbres qu'on ne saurait attribuer à un homme ou une femme. Mais après réflexion, je sens quand même dans cette voix un tout début de mue. Un jeune adolescent ?

Je sens des pas s'approcher de moi. La personne saisit alors une à une les mains qui gisent sur mon corps. Lorsqu'elle enlève celle qui me cachait la vue, je découvre un garçon âgé d'environ douze ans, penché au-dessus de moi. Ses cheveux blonds, longs, qui descendent en-dessous de ses épaules, lui donnent un air androgyne. Ses yeux bleu saphir pénètrent les miens et je ressens alors un véritable coup de poignard dans le cœur.

La vie rêvéeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant