La chute me semble démesurément longue. Le temps est comme suspendu. J'ai la sensation de voler au-dessus de l'eau. Même mon cœur ne bat plus. Je me sens juste partir en arrière dans une lenteur infinie. J'ai cependant toujours cette douleur au bras à cause de cette main qui s'y cramponne de toutes ses forces. Cette main... je ne m'y fais toujours pas. Elle est là. Elle est réelle.
Paradoxalement, tout se passe très vite. Je n'ai pas le temps de me rendre compte de quoi que ce soit. Je vois la foule au loin, toujours en effervescence. Mais rapidement, elle disparaît derrière les bateaux du port. Je suis seule avec cette main baguée qui me maintient prisonnière dans ma chute.
Puis, je sens enfin la surface de l'eau fouetter mon dos. Le temps semble reprendre son rythme habituel tandis que je m'enfonce dans les vaguelettes du fleuve. Ma tête s'immerge et j'ai l'impression de quitter la réalité. Bizarrement, l'eau n'est pas froide.
Je me sens plutôt bien, étrangement. Je flotte dans les eaux noires. Cela m'apaise. J'oublie Coline, les affrontements au-dehors, mes cauchemars récurrents. Je suis parfaitement détendue. Je sens que je descends dans les profondeurs du fleuve. Je coule telle une enclume. La pression qu'exerce la main baguée sur mon biceps se fait moins forte.
Je n'ai plus mal.
Je n'ai plus peur.
Je vais m'endormir.
Je respire profondément.
Je... respire?
Comment ça? Je viens pourtant de couler dans le fleuve et je respire? Surprise, je rouvre les paupières. Mes yeux ne sont pas agressés par l'eau. Je prends une grande inspiration. Je ne suis pas dans l'eau. Je flotte dans le vide. Si je ne suis pas actuellement au fond du fleuve, alors où suis-je?
Il fait tout noir autour de moi. Je suis dans le néant le plus total. Pourtant, je n'ai pas peur. Je ne suis nulle part mais je connais cet endroit. C'est certainement la réflexion la plus absurde que j'aie jamais eue mais j'ai l'impression de savoir au plus profond de moi-même que je ne suis pas dans un lieu inconnu.
Je suis recroquevillée en position fœtale au milieu de l'obscurité. Je sens mes cheveux flottants caresser mes joues, c'est plutôt plaisant. Je suis relaxée comme jamais. Ici, je n'ai pas de problèmes. Je referme les yeux puisque cela ne sert à rien de les garder ouverts.
Combien de temps est-ce que je reste comme cela? Je n'en ai aucune idée. Le temps ne semble pas exister ici. Il pourrait s'écouler un siècle, un million d'années, je le ressentirais comme si une seconde venait de passer. Et inversement.
Je me rappelle d'un livre que j'ai lu il y a une bonne dizaine d'années. C'était Vendredi ou la vie sauvage. Une chose m'avait particulièrement marquée à la lecture de cette histoire ; c'était quand Robinson Crusoé avait exploré une grotte et qu'il s'y sentait tellement bien qu'il avait perdu connaissance du temps. Il y passait des heures, puis des jours, et à un moment, j'avais cru que jamais il n'en ressortirait.
Je me sens comme Robinson. Moi aussi, je viens de trouver la grotte dans laquelle je veux écouler tout le reste de mon existence. Je veux disparaître, je veux que le monde m'oublie et m'abandonne dans ma tranquillité si plaisante. Je veux m'endormir et ne jamais me réveiller.
Pourtant, à peine quelques instants après avoir fermé les yeux, je les rouvre dans la peur. Cette même peur qui vient de refaire dresser mes poils sur tout mon corps et qui ordonne à nouveau à mon cœur de cogner plus fort. Tous mes sens sont en alerte.
Quelque chose vient de m'effleurer le dos.
En rouvrant mes paupières, je constate quelque chose d'étrange : mon corps semble être éclairé comme en plein jour alors que je baigne dans les ténèbres les plus noirs. Aucune ombre ne tache ma peau.
Mais quelque chose d'autre me perturbe. Mon regard glisse sur mon bras et constate que la main qui le serrait au point d'écraser mes muscles et mes os a disparu. Cette main... je ne m'y fais toujours pas. C'est elle qui m'a emmenée ici. Pourquoi ? Pourquoi s'est-elle montrée si violente pour m'emmener dans ce havre de tranquillité ? Quel est son but ?
Je frissonne à nouveau. Quelque chose vient de me caresser le front. Cette même chose qui m'a touché le dos quelques secondes auparavant. Est-ce cette main baguée qui revient me harceler ?
- Ne t'inquiète pas, cette main te laissera tranquille. Pour le moment, en tout cas.
Mon cœur bondit dans ma poitrine. Je ne suis pas seule. Je tourne sur moi-même pour chercher quelqu'un. Mais il n'y a que moi et l'obscurité. Cette voix, je la connais. Cette voix qui ressemble tellement à la mienne, cette voix grave toutefois très féminine... Cela fait si longtemps que je ne l'ai pas écoutée. Il n'y a pas de doute. Je sais à qui appartient cette voix.
Je reste immobile et dis simplement :
- Camille.
Je sens une petite main se poser sur mon épaule et la caresser longuement. Je la repousse sans ménagement.
- Camille, répété-je. Camille, qu'est-ce que tu fous là ?
Je me retourne brusquement et vois une adolescente de dix-huit ans qui me fait face. Elle me regarde de ses grands yeux clairs. Ces yeux ont toujours perturbé tout le monde. Ils semblent changer de couleur en fonction de la luminosité. Tantôt bleus, tantôt verts, tantôt gris... personne ne connaît leur vraie couleur. Sa frange rideau tombe à côté de ses yeux magnifiques. Ses cheveux aussi blonds que le blé sont attachés en un chignon fait à la va-vite : des mèches or s'en échappent et forment comme une auréole autour de ce visage de lumière. Son grand nez pointu fait de l'ombre à ses lèvres pulpeuses. Grande et fine, elle fait la même taille que moi. Nous sommes si différentes et nous nous ressemblons tant à la fois.
C'est normal, elle a plus pris de papa, et moi plus de maman.
_______________________________________________________
Et voilà! On commence à rentrer au cœur de l'histoire...
J'espère que ça vous plaît toujours autant.
VOUS LISEZ
La vie rêvée
ParanormalToutes les nuits depuis quelques mois, Swan fait le même rêve, encore et encore. Et tous les matins, elle se réveille avec la même déception et les mêmes questions. Mais cela, elle n'en a pas grand-chose à faire. Du moins, jusqu'au jour où... je n'...