Chapitre 26

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De petites gouttelettes pleuvent sur mon visage. Quelqu'un me respire dessus. Et pas avec la plus grande délicatesse.

J'ouvre les yeux mais étourdie par le choc, la douleur et l'hémorragie, ma vision est toute floue. Des râles s'échappent de ma gorge ensanglantée. Je marmonne des choses inintelligibles.

Dans un immense effort, je tends la main vers la personne au souffle fort. Tremblante, ma main finit par retomber sur ce que je pensais être la joue de l'inconnu. Mais elle s'échoue sur une surface aux poils longs et rugueux, à l'odeur animale.

Surprise, je retire mon bras et écarquille les yeux qui, sous le coup de l'adrénaline, voient net. Et ce qu'ils aperçoivent est terrifiant.

Un énorme taureau tient son immense tête à vingt centimètres à peine de la mienne. Son souffle puissant de bête m'asperge d'une ignoble matière gluante. Un épais anneau doré lui traverse ses naseaux contractés. Ses yeux noirs me fixent, l'air de lire les tréfonds de mon âme. Ils semblent abriter une titanesque rage animale. Ses cornes pointent fièrement au-dessus de sa grosse tête poilue. S'il le voulait, il m'aurait déjà transpercée de ses lances de corne. Pourquoi ne le fait-il pas ? Il semble hésiter.

J'ose alors le regarder dans ses grandes pupilles. Ses yeux sont devenus étranges... plus aucune colère ne les anime. Ils semblent s'être voilés d'une infinie tendresse. Le taureau se calme. Et soudain, il sort de sa puissante gueule une énorme langue musclée et me lèche le visage, le couvrant d'une ignoble couche de bave.

- Je t'aime, lance le taureau d'une voix grave et rauque.

Je ne sais pas qui de la douleur ou de la surprise est la plus forte. Mon cœur bondissant contre mes côtes me lance autant que la terrible douleur émanant de mes dizaines d'os brisés.

Ma gorge noyée de sang aimerait poser mille et une questions à cet animal mais elle ne peut émettre que des grognements inhumains.

Les yeux du bovin brillent toujours de cette drôle de lueur que j'ai toujours retrouvée uniquement dans des yeux humains. Une lueur amoureuse... ce taureau m'aime alors vraiment ? Mais qu'est-ce que c'est que ces bêtises ?

Soudain, les traits du taureau se crispent. Ce léger voile exprimant l'amour qu'il a pour moi disparaît d'un coup, laissant seulement le noir profond de ses yeux. Il souffle brusquement un grand coup, ses énormes naseaux se dilatent. Il lâche un grave grognement bestial puis rentre la tête, dardant ses longues cornes pointues.

Je suis tellement sonnée de mes innombrables blessures que je ne fais même pas l'effort de réagir à cela. Ces titanesques cornes visent dangereusement mon torse mais je ne ressens même plus de peur. Mon sang est simplement saturé d'adrénaline.

Le taureau racle ses imposants sabots sur cet étrange sol puis, tout à coup, charge. Il précipite son gros crâne contre mon buste, me frappe, une fois, deux fois, cinq fois, trop de fois. À chaque coup, la douleur pénètre toujours plus fort, toujours plus loin, plus profondément dans mon corps meurtri. Ses puissantes pattes écrasent le peu d'os intacts qu'il me reste, comme du grain dans un mortier. Je voudrais crier, extérioriser cette gigantesque douleur que peu de personnes ont déjà ressenti dans leur vie mais en ouvrant la bouche, je ne vomis que du sang. Mes poumons doivent être percés. Tout comme bon nombre d'organes vitaux.

Tout n'est que sang. Mon nez en dégouline abondamment, ma peau en est devenue rouge, mes cheveux sont poisseux d'hémoglobine, je me noie littéralement dedans. J'étouffe dans mon sang et dans ma douleur. Je deviens une bouillie informe, faite de ce sang et de cette douleur. Du liquide ferreux coule dans mes yeux, ma bouche. Ça pue le fer.

Il faut que tout cesse. C'en est insupportable. Je suis attaquée de tous côtés, autant par la souffrance que par cet horrible spectacle. Le taureau ne faiblit pas. Il assène ses énormes coups de tête avec toujours la même constance et la même violence. À chaque fois que je me dis que c'est fini, que je suis sur le point de crever et de trouver le repos, l'animal refrappe et me fait toujours plus souffrir. Quand je pense que la douleur ne peut être plus intense que celle que je subis, celle-ci croît. C'est sans fin. J'ai l'impression d'être incapable de perdre conscience. Pire, j'ai l'impression d'être incapable de mourir. Rien ne peut m'apaiser. Le repos semble m'ignorer. Pourtant, j'aurais dû mourir mille fois. Mon cœur et mes poumons sont crevés. Mon crâne éclaté. J'ai saigné des litres de sang. Pourquoi suis-je vivante ?

Oh.

Mais oui.

Matthieu.

Il m'a dit quelque chose.

Que m'a-t-il dit déjà ?

Mon cerveau broyé rumine le peu de neurones qu'il lui reste. Il passe en revue ce dont il se souvient de Matthieu.

Tu me reconnais ? 

Non, ce n'est pas ça.

Je suis resté seul dans cette forêt trois putainsd'années. 

Mouais. Ça ne doit pas être ça non plus.

Nous savons à quoi tu penses.

C'est par ici, mademoiselle.

Vousêtes en couple ?

Jamais je ne trouverai. Mon cerveau ne peut plus marcher.

Je te demande de te souvenir d'une seule chose. 

Ah ? Une piste ? De quoi m'a-t-il demandé de me souvenir déjà ?

Une phrase tourne en boucle dans ma tête brisée mais je n'arrive pas à la saisir. Elle commence par... « souviens-toi que... ». Je ne vais pas aller bien loin avec.

Souviens-toi que...

Je crois que c'est « rien » après.

Oh.

Éclair de souvenir. Il faut que je le saisisse avant qu'il ne s'en aille.

Je... je me souviens.

Souviens-toi que rien ici n'est réel.

Je me souviens que rien ici n'est réel.

Rien. Absolument rien. Ce taureau n'existe pas. Ces coups n'existent pas. Ces centaines de fractures n'existent pas. Cette douleur, bien qu'atroce, n'existe pas non plus. Il n'y a que moi ici qui existe. Tout n'est qu'illusion. C'est mon imaginaire qui a tout créé. Et s'il a tout créé, il peut tout détruire.

Alors malgré la douleur, je commence à bouger doucement les phalanges. Elles craquent dans un bruit dégoûtant et dans une horrible douleur mais je les sens se remettre en place. Puis, après mes doigts, je répare mes poignets, mes bras, bref, chacun de mes os, tous brisés. La souffrance pour les craquer et les guérir est terrible mais ce n'est qu'une caresse comparé à ce que je viens d'éprouver.

Quand le taureau s'aperçoit que je bouge, il stoppe net. Il comprend que j'ai gagné le combat. Je me lève lentement, me tenant fermement debout dans un équilibre parfait, sur mes os tout neufs.

Et je dis, dans le plus grand calme et la plus grande simplicité :

- Disparais.


La vie rêvéeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant