- Gabriel...
Je ne sais plus quoi lui répondre. Trop de sentiments me submergent d'un coup. L'incompréhension, la peur, et maintenant la colère.
- Qu'est-ce qui se passe chez toi ? je poursuis. Je ne comprends pas !
- C'est toi qui ne comprends pas ! lance-t-il d'une voix mélangeant colère, désespoir et tant d'autres choses.
Surprise par son cri, je me pétrifie. Mon cœur s'est arrêté et mes membres sont gelés par le choc.
Après quelques longues respirations, il reprend plus calmement :
- Ça fait des années qu'on se connaît. Des années qu'on se tourne autour. Combien de fois avons-nous eu l'opportunité de tenter d'aller plus loin dans notre relation ? Des tas de fois. Nous nous sommes tant rapprochés. Nous nous sommes proclamés frère et sœur mais n'est-ce pas juste un autre titre pour dire que nous sommes en couple et que nous ne l'assumons simplement pas ?
Il fait un grand pas dans ma direction. Puis il tend ses grandes mains sur mon visage et retient mes joues avec toute sa délicatesse.
- J'ai envie d'avancer avec toi, poursuit Gabriel. Main dans la main, lèvres contre lèvres.
Au moment où il parle de lèvres, je ne peux m'empêcher de lever les yeux vers les siennes. Elles sont tendues d'un sourire un peu triste. Et soudain, il y a comme un déclic qui s'enclenche dans mon cerveau. Ces lèvres fines encerclées de barbe, je n'ai qu'une envie, c'est de les embrasser. Elles attirent les miennes comme deux aimants rougeoyants. Moi aussi dorénavant, je veux fusionner ma bouche avec la sienne.
Mais tout à coup, je détourne mon regard de la bouche de Gabriel et regarde par-dessus son épaule. Je vois la rue. Toujours déserte. Pas une personne n'est passée depuis que j'ai débarqué ici. Pas même un chat, un canard du fleuve d'à côté, un rat. C'est pourtant la plus grande rue de la ville, avec tous les commerces, celle qui mène à tous les bureaux auxquels se rendent chaque jour des milliers de personnes, même le dimanche et les jours fériés.
Alors comment se fait-il qu'il n'y ait personne ? Comment se fait-il qu'il n'y ait personne pour nous regarder, nous, deux pauvres jeunes gens en pleine scène de ménage ?
- Je ne comprends pas pourquoi ça te gêne qu'il n'y ait personne, dit Gabriel. Toi qui as toujours peur d'être vue avec moi, de crainte que les gens croient qu'on est ensemble...
Surprise, je saisis ses poignets et éloigne ses mains de mes joues. Je le fixe d'un regard interrogateur.
- Je n'ai pas parlé, Gabriel... dis-je tout bas. Je n'ai rien dit à ce sujet.
Gabriel recule alors lui aussi. Puis, je ne sais pas pourquoi, mais j'ai pour seul réflexe de chercher dans ma poche mon téléphone portable. Je l'allume. Paul m'a envoyé des messages, comme à son habitude. Mais quelque chose me trouble, sur l'écran de déverrouillage de mon téléphone. Je n'arrive pas à savoir quoi. L'écran semble bien vide. Il manque un élément.
- Depuis combien de temps suis-je partie ? je demande soudain à Gabriel.
Je le sens reculer presque imperceptiblement. Il hésite. Mais qu'est-ce qu'il a ? Il est tellement étrange depuis que je l'ai retrouvé.
- Tu ne sais pas, pas vrai ? dis-je sur un ton de reproche.
- Swan, je...
- Je n'ai plus l'heure sur mon téléphone, je l'interromps. Tu peux me la dire, s'il te plaît ?
Car oui, sur mon smartphone allumé, il n'y a que le fond d'écran. Pas d'heure, pas de date. C'est ça qui manque.
Gabriel semble perdre ses moyens. Il respire d'un coup beaucoup plus vite. Il transpire à grosses gouttes. Mais surtout, son regard est étrange. Il est vide, désespérément vide, ce qui le rend très angoissant. Je m'inquiète.
- Gabriel ? Tu te sens bien ?
Il s'étouffe, tousse, prend de grandes inspirations. Il semble manquer d'air. Il tombe soudain à genoux, ses mains autour de sa gorge. Je tombe à genoux avec lui, soudain inquiète.
- Gabriel reste avec moi ! je crie.
Et soudain, sans transition, je me retrouve moi aussi à suffoquer, étranglée par la main de Gabriel. Par réflexe, j'agrippe son poignet de mes deux mains. Mais... quelque chose ne va pas. L'avant-bras que je saisis semble désespérément fragile, fin. Une vraie brindille. Il donne l'impression que je peux le casser rien qu'en exerçant une légère pression. Il est aussi très pâle. Rien à voir avec les énormes mains de bûcheron à la peau bronzée que je connais de Gabriel.
- Han... Gabriel, je suffoque. Qu'est-ce qui te prend ?
Gabriel halète. Une épaisse goutte de bave coule du coin de sa bouche. On dirait un chien qui a attrapé la rage. Il resserre son emprise autour de ma gorge. Je tente alors le tout pour le tout ; je me débats et parviens à donner un grand coup de pied dans son ventre. Surpris, il me lâche. Je m'écroule par terre et lève les yeux. Le soleil d'octobre sort alors de sa cachette nuageuse et envoie ses rayons sur Gabriel aux grognements de bête. Un éclair provenant de sa main vient tout à coup m'aveugler.
Gabriel porte une bague. La bague. Je ne comprends plus rien. C'est donc Gabriel qui est le propriétaire de la bague ? C'est de Gabriel que je rêve chaque nuit ?
Quelque chose ne colle pas. Depuis toutes les années que je connais Gabriel, je sais quand même bien à quoi il ressemble. Or, ses bras ne sont pas longs, blancs et maigres comme cela, mais tout l'inverse. On dirait qu'on a attaché d'autres bras au corps de Gabriel.
Tout à coup, il se cambre, comme pour prendre de l'élan, puis s'élance vers moi à pleine vitesse. Il hurle d'un cri inhumain, monstrueux, terrifiant. Puis, au terme de sa course, il se jette sur moi et me plaque sur le goudron sale de la rue. Mon crâne a la chance de ne pas s'être brisé au choc de la chute, mais mon dos frappe de plein fouet le bitume. Ma respiration s'en voit coupée. Par peur, mes yeux se ferment afin de mieux assimiler le choc. Mais ce choc contre le sol n'est rien comparé à ce que je vois en ouvrant les yeux.
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La vie rêvée
ParanormalToutes les nuits depuis quelques mois, Swan fait le même rêve, encore et encore. Et tous les matins, elle se réveille avec la même déception et les mêmes questions. Mais cela, elle n'en a pas grand-chose à faire. Du moins, jusqu'au jour où... je n'...