- Quel truc bizarre ? je demande.
Cette fois-ci c'est Ulysse qui répond :
- Il y a quelques années, nous avons senti comme une nouvelle présence dans la forêt. Nous avons alors pensé que tu étais retombée amoureuse. Matthieu est parti explorer les alentours chercher cette nouvelle personne. Mais les semaines passaient, et il ne trouvait personne. Pourtant, nous savions par je ne sais quel moyen que quelqu'un était ici.
- La main ? je le coupe, étonnée.
- La main est apparue bien plus tard, continue Matthieu. Il y a quelques mois à peine. De temps en temps, elle s'incrustait chez nous. Au début, nous en avions un peu peur mais elle ne nous a jamais fait de mal. Elle était juste... là. La première fois que nous l'avons vue agressive, c'était tout à l'heure lorsque je t'ai trouvée sous ces... dizaines de clones de cette main.
J'ai soudain un haut-le-cœur à l'évocation de ce souvenir. Heureusement que Matthieu a été là. Que serais-je devenue sinon?
- Elle va revenir ? je chuchote, mon visage soudain pâli.
- On ne peut rien te promettre, répond Matthieu.
Je lève la tête et me mets à observer ce dernier dans ses moindres détails. Et tout à coup, je me revois dans une salle de classe de collège. Je ressens ce mélange d'excitation et de peur de l'inconnu qui atteint chaque élève qui, comme moi à ce moment-là, vit son premier jour de sixième. Me revoici dans mon corps de pré-adolescente, perdu au milieu d'une marée de trente élèves du même âge. Mes grands yeux noirs cernés de lunettes toisent chacune des personnes de cette classe et notent déjà des apriori dessus. Lui, il a l'air cool. Elle, c'est une intello, c'est sûr. Lui, là-bas, il a l'air un peu débile. Tiens, mais qui est cette fille, là-bas ?
Puis la fille se retourne, et je remarque qu'en réalité, ce n'est pas une fille. C'est un garçon avec un épais carré blond qui lui tombe sur les épaules. Ses yeux bleus et froids, sans émotion, viennent de croiser les miens. Je n'arrive plus à détourner le regard. Mes yeux sont happés par ces somptueux saphirs qui ornent les orbites de ce gars.
Matthieu.
Lui, qui influencera chacun de mes rêves, chacune de mes pensées, chacun de mes gestes pendant toute une année. Il faudra qu'il quitte le collège pour que j'accepte enfin de tourner la page.
J'observe attentivement chaque détail de son visage. Ses magnifiques cheveux blonds, bien entendu, ses yeux bleus éclatants, évidemment, mais aussi son petit nez en trompette et sa bouche toujours fermée en une ligne plate bien régulière.
Maintenant, cela me fait très bizarre de l'observer comme cela, surtout parce que j'ai vingt-et-un ans et lui douze. Alors, je détourne le regard.
- Nous savons à quoi tu penses, dit Matthieu. Tu es dans le monde de tes pensées, elles sont par conséquent connues de chaque créature qui le peuple.
Gênée, je bafouille des excuses.
- Pardon, désolée, vraiment. Ce sont des choses auxquelles je ne suis plus censée penser et c'est certainement très malaisant pour vous.
- Ne t'excuse pas, répond Ulysse. De toute manière, nous ne sommes pas les adolescents dont tu es tombée amoureuse. Nous n'en sommes que de pâles copies, c'est tout.
Je me tourne vers Ulysse. Cette fois-ci, je vois à nouveau une analepse ; je suis dans mon corps de mes quatorze ans. C'est l'été, il fait plutôt chaud. Je suis seule, devant le portail du collège. Il est dix-sept heures. Je le vois, au loin, entouré de ses amis. Mais il n'y a que lui qui ressort.
Ulysse.
Ses longs cheveux bruns volent dans la chaude brise de juin. Ses lèvres fines sourient et sa voix délicieusement grave résonne en un agréable rire dans l'air tiède. Je suis toujours là, plantée comme un piquet et entre mes mains moites, je chiffonne un petit papier gravé de son écriture. La réponse à la longue lettre que je lui avais donné quelques jours auparavant. Je me rappelle mot pour mot ce qu'il avait écrit.
"Effectivement, l'amour n'est pas aussi tendre que l'on ne le croit."
Certes c'est une belle réponse. Mais c'est oui ou c'est non ? C'est ce que je m'apprête à découvrir.
Mais je secoue la tête et me retrouve dans la cabane en noir et blanc, face à ces deux adolescents qui me regardent me perdre dans mes souvenirs.
- J'espère ne pas t'avoir trop blessée à ce moment-là, dit Ulysse en baissant la tête.
- Tu as été super, je réponds en souriant tristement.
Un silence plane dans la pièce de bois. Mais brusquement, une pensée chasse toutes les autres.
- Tu dois retrouver ta sœur, lance Matthieu.
- Mais tu ne sais pas comment faire, complète Ulysse.
- Euh oui, dis-je, déconcertée. Dans l'idée, c'est ça.
Je relâche mon dos et m'appuie sur le mur de bois. J'expire un grand coup. Au vu de ce que m'a fait cette main, qu'est-elle en train de faire à Camille ? Je dois agir au plus vite. L'urgence fait naître une angoisse au creux de mes boyaux.
- Et si je faisais ce que Gardien m'a dit ? je murmure.
- Comment ? demandent les garçons en chœur.
Je me redresse devant les deux adolescents pour capter toute leur attention. J'explique :
- Gardien m'a expliqué que pour quitter le pays des rêves, je dois découvrir pourquoi cette main me rend visite chaque nuit. Et par conséquent, trouver à qui appartient cette main. D'après Gardien, des indices seraient dispersés dans tout le pays. Je dois donc explorer chaque recoin de ce monde car chaque élément, chaque créature, chaque parole que je trouve peut être une pièce à conviction qui permet de résoudre l'enquête que je mène.
Les mots que je dis semblent sonner faux dans ma bouche. Je n'y mets aucune conviction car je n'ai aucune envie de chercher ces réponses. Je veux me reposer, m'évader définitivement d'un monde qui m'épuise.
Mais... elle a Camille.
Elle perturbe le repos que j'ai en vain cherché toute ma vie.
Elle doit payer.
Elle doit disparaître.
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La vie rêvée
ParanormalToutes les nuits depuis quelques mois, Swan fait le même rêve, encore et encore. Et tous les matins, elle se réveille avec la même déception et les mêmes questions. Mais cela, elle n'en a pas grand-chose à faire. Du moins, jusqu'au jour où... je n'...