Chapitre 21

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- Tu me reconnais ? me demande-t-il de sa douce voix enfantine.

Oh que oui, je le reconnais. Son visage a tant hanté mon esprit. Ses yeux m'ont tant blessée. Ses cheveux m'ont tant illuminée le cœur. Mais c'était il y a si longtemps... quel était son nom, déjà ?

- Tu... tu es...

Je peine à parler. Je n'ai pas dit un mot depuis mon attaque de mains. Je déglutis avant d'enfin articuler : 

- Tu es Matthieu...

Il sourit un petit peu.

- Disons que j'ai pris l'apparence de Matthieu de l'époque où tu l'as connu. Je ne suis qu'une invention de ton esprit, ne l'oublie pas.

- Ah, toi aussi. C'est vrai.

Il me tend sa main que je saisis et m'aide à me relever. Je titube un peu. Il se prépare à me réceptionner. Je tiens bon.

- Je ne me souvenais pas que tu étais comme ça quand on se côtoyait, dis-je en souriant.

- Je ne suis pas Matthieu tu sais. Viens, je t'emmène à un endroit où tu pourras te reposer.

- Attends ! je m'exclame. Tu es le Gardien ? Tu as changé d'apparence ?

- Moi ? Oh, non, nous sommes deux entités bien différentes. Je t'expliquerai tout ça une fois chez moi. Suis-moi.

Nous traversons quelques buissons et, quelques minutes plus tard, nous nous arrêtons devant un grand chêne, noir et blanc, comme tout le décor de ce monde. Matthieu, enfin son image plutôt, est cependant en couleurs, comme moi et le Gardien.

- Ulysse ! crie Matthieu. Balance !

- Ça marche ! répond une voix que je reconnais aussi trop bien.

Cette voix est bien plus grave que celle de Matthieu. Mais pas tout à fait mature non plus. Encore un autre adolescent, plus âgé je pense. Ulysse... oui, je me rappelle.

Une échelle en corde tombe alors du feuillage sombre du chêne. Le jeune adolescent s'en saisit, grimpe quelques barreaux, se tourne vers moi et me demande :

- Ça va aller pour grimper ?

- Bien sûr, je suis pas si faible que ça non plus ! je réplique avec un peu de mépris.

J'attrape un barreau de l'échelle et commence à monter. Je ne pensais pas que l'arbre était si haut. Nous montons depuis deux bonnes minutes, et cela n'en finit pas. Enfin, nous atteignons un palier, qui se résume à une grande planche en bois. Je me hisse dessus et reste bouche bée devant ce qui me fait face.

C'est une gigantesque cabane, perchée à trente mètres au-dessus du sol. Haute de plusieurs étages, elle est faite entièrement de planches de bois grossièrement taillées. J'entends des pas qui font craquer le plancher et qui se rapprochent de nous. Le rideau de feuilles qui sert de porte d'entrée se soulève et dévoile un autre adolescent, de quatorze ans environ cette fois. Un mètre soixante-dix à peu près. La silhouette très maigre, la peau plutôt pâle. Les cheveux bruns, plutôt longs, extrêmement raides. Ses yeux très bleus sont cerclés de lunettes à la fine monture noire. Ulysse.

- Swan ? s'étonne-t-il. Mais qu'est-ce que tu fais ici ?

- Je vous retourne la question, je réponds aigrement.

- Calmez-vous, s'interpose Matthieu. Nous te devons des explications, Swan. Mais toi aussi, car tu n'es pas censée être là.

Ulysse reste stoïque quelques secondes, sa bouche aux lèvres fines réduite en une ligne. Puis il se dirige vers le rideau qu'il a soulevé quelques minutes plus tôt et nous invite à venir dans la cabane.

L'intérieur est tout aussi impressionnant que l'extérieur. Bien que dépourvue de couleurs, l'habitation est extrêmement chaleureuse. Ce que je devine être le salon est une pièce d'une dizaine de mètres carrés incroyablement spacieuse. Une table basse, ronde, repose vers un coin de la maison. Autour sont posés sur le parquet des coussins. Dans un autre coin est fixée une échelle qui mène à l'étage supérieur.

Pendant que je contemple la pièce d'un air béat, Ulysse et Matthieu se sont assis autour de la table ronde. Je m'arrache à mes rêveries et constate qu'ils m'attendent. Confuse, je m'approche de la table la tête baissée et m'assois sur l'un des coussins en face des garçons. Quelle drôle de situation ; j'ai l'impression d'être en situation d'infériorité face à deux adolescents de douze et quatorze ans alors que j'en ai vingt-et-un. Leurs quatre yeux bleu glacé me toisent avec insistance. Je tente de soutenir leur regard mais quand on sait ce qu'ils représentent pour moi, ce n'est clairement pas facile.

Matthieu brise le silence :

- Swan, comment as-tu fait pour débarquer ici ? C'est impossible. Sais-tu où tu es ?

- Je sais parfaitement, je réponds du tac au tac. Le Gardien des Rêves m'a tout expliqué. Inutile de me refaire un cours. Ce que je veux savoir, c'est qu'est-ce que vous, vous faites ici. Qu'est-ce que vous êtes, qu'est-ce que vous représentez dans ce monde ?

Les garçons se tournent lentement l'un vers l'autre, se regardent quelques secondes. Matthieu reprend alors la parole :

- Il y a dix ans, je suis apparu dans cette forêt, seul. J'avais exactement ces vêtements, exactement cette apparence. Et je n'ai pas changé. Pourtant, la vraie personne que je représente, elle, a grandi, en même temps que toi. Moi, j'ai gardé l'apparence qu'avait le Matthieu de la réalité lorsque tu l'as rencontré. Sais-tu pourquoi ?

La réponse me paraît évidente.

- Parce que ce jour-là, celui du sept septembre d'il y a dix ans... je commence.

Des années que je n'y ai pas songé. Et pourtant la date me revient, claire comme de l'eau de roche. Cela m'a tant marquée...

- C'est parce que ce jour-là, je reprends, je suis tombée amoureuse de toi.

Je me mords les lèvres. C'est ce que je fais quand je me sens gênée. Matthieu poursuit :

- Trois ans. Je suis resté seul dans cette forêt trois putains d'années. Crois-moi, ce n'est pas parce que je ne suis pas réel que je ne souffre pas pour autant.

L'amertume se décelait dans sa voix.

- J'ai donc commencé à construire cette cabane, puisque je n'avais que ça à faire. Et puis, je ne sais plus quand c'était exactement mais Ulysse est apparu à son tour.

- Mai, d'il y a sept ans, complété-je sans délai.

- C'est ça, acquiesce Ulysse. Pour les mêmes raisons.

Je me triture les cheveux, à cause de mes souvenirs gênants qui refont surface.

- C'est pour ça que vous n'êtes que deux, dis-je. Parce que je ne suis tombée amoureuse que deux fois.

Les garçons se regardent une nouvelle fois, avant de dire en chœur :

- Ben en fait... y a un truc bizarre qui se passe.


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