Chapitre 29

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En toute logique, c'est Gabriel qui devrait se retrouver penché sur moi, me maintenant au sol. Pourtant, ce visage déformé n'est pas celui de mon ami. Je ne sais même pas à qui il appartient. Et au moment où je le vois, une gigantesque sensation de dégoût m'envahit.

D'abord, c'est l'odeur qui agresse mes narines. Je n'ai jamais eu l'occasion de sentir une odeur de putréfaction humaine. Je savais qu'elle a pour réputation d'être particulièrement fétide mais l'envie de vomir qu'elle me procure dépasse toute mon imagination. J'ai l'impression que cette odeur s'accroche à ma peau, se dilue dans ma salive, qu'elle me parasite et ne me quittera plus jamais.

Cette odeur émane de la chair désormais putréfiée de l'être presque couché sur moi. Elle est verte de pourriture, déchirée, laissant découverts de dégoûtants os jaunes et fêlés. Terrorisée, j'ose cependant lever les yeux vers son visage ; son crâne, fracturé de partout, est fêlé et fripé tel un fruit pourri. De ses blessures suintent du vieux sang devenu marron, ce qui ressemble à une bouillie de cervelle et d'autres liquides nauséabonds indéterminables. Au sommet de sa tête amorphe, il ne reste que quelques touffes de longs cheveux gras qui eux-mêmes semblent vouloir quitter ce cuir chevelu morcelé. Au milieu de son visage trône un trou irrégulier qui, dans un certain passé, devait être son nez, désormais rongé, comme grignoté par quelque rat. Juste au-dessus, à sa droite, une orbite vide, sans paupière pour m'épargner ce répugnant spectacle. À gauche, il lui reste encore un œil mais il est vitreux, presque entièrement blanc. On n'y distingue quasiment plus l'iris, d'un bleu laiteux. De toute façon, cet œil, à moitié sorti de sa cavité naturelle, est retourné vers le visage du cadavre vivant, de manière que je ne puisse voir que la face intérieure du globe blanc striée de petites artères. Je peux même distinguer le fin nerf qui n'est que le seul fil qui puisse retenir l'œil à ce crâne défoncé. Sous ce qui reste de son nez s'ouvre son immense bouche sans lèvres, qui laisse à découvert ses rares dents jaunes, tirant vers un noir immonde. Une longue langue sombre tombe de sa bouche tandis que la créature l'ouvre. Un filet de bave verdâtre coule alors sur mon visage. Tout pue, mon nez ne peut se reposer de l'attaque de ces ignobles odeurs.

Le pire, ce sont ses mains qui écrasent mes épaules contre le sol. Ses doigts tout aussi gangrénés par le temps enfoncent leurs longs ongles jaunâtres dans ma peau. On dirait autant de seringues sales m'inoculant quelque maladie. Et autour de son index droit brille encore cette bague en acier, traversée de cette même zébrure noire.

Je vois cette bague partout, portée par plein de personnes différentes. Et si je me trompais ? Et si la personne baguée n'était justement pas une personne, mais plusieurs ?

Terrifiée par l'espèce de zombie qui me bave dessus, je parviens nonobstant l'épouvante à articuler :

- Alors t'es qui enfoiré ? Qui es-tu pour te permettre de me pourrir ma vie, mon sommeil, et pour me séquestrer dans mes cauchemars ?

Puis, je perds soudain espoir. Le monstre a la mâchoire démolie, tordue et incapable de se mouvoir correctement, il a perdu quasiment toutes ses dents, ses cordes vocales doivent être pourries et de toute façon, son cerveau n'est qu'une bouillie liquide qui s'enfuit par ses indénombrables fractures. Il ne peut me répondre. Aucune issue n'est possible. Il a beau être plus squelettique que les squelettes eux-mêmes, il est diablement lourd. Je suis bloquée là, sur le bitume sale de la ville, à respirer son haleine puante.

Un râle enroué tente alors de sortir de sa gorge. Il m'adresse un grognement bestial qui a pour effet de m'angoisser encore plus qu'auparavant. Et soudain, alors que mon cœur se préparait à éclater de terreur, j'entends :

- Je... suis...

Ça alors. Il parle. Je vais enfin savoir. J'ai l'impression que ça fait des semaines que je suis coincée sous le poids de ce zombie, et des mois que j'ai combattu ce taureau.

- Je suis... je... suis... je...

Quelque chose ne va pas. Ce monstre au crâne vide répète deux mêmes mots en boucle. Il ne sait pas ce qu'il dit. Il ne peut pas me répondre. C'est un dialogue de sourd.

- ... je... suis, je... suis... je...

- Ah mais j'ai compris, saloperie ! je m'énerve, désespérée.

- Je suis...

Et il s'arrête. Le temps semble lui aussi suspendu. Même moi, je sens l'impatience me gagner, alors que je sais très bien que je prochain mot qu'il prononcera sera « je ». Puis « suis ». Puis encore « je ».

- Que...

Je sursaute. Le zombie a dit un autre mot. Mon espoir rebondit... mais pour s'écraser à nouveau un peu plus tard. « Je suis que ». La phrase commence mal. Ce monstre ne sait simplement pas parler et rumine les quelques mots qu'il connaît. Si je pouvais bouger et s'il y avait un revolver à côté de moi, je me tirerais une balle tant la situation semble sans fin et sans issue.

- Je suis quelqu'un... dit lentement le mort-vivant sans presque aucune hésitation.

Mon attention est soudain retenue par les mots du zombie. Peut-être que la situation va bouger. Mais, pendant de longues minutes, il me fixe juste de son unique œil pendouillant, dans le silence le plus complet. Alors je ferme les yeux, puisqu'il ne me reste que cela à faire, en attendant que quelque chose se passe, ou que je perde l'esprit et devienne aussi primitive que le monstre toujours juché sur moi.

- Je suis quelqu'un qui n'a pas mérité que tu l'oublies.

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