𝐂𝐇𝐀𝐏𝐈𝐓𝐑𝐄 𝟒𝟐 | 𝐋𝐀𝐄̈𝐒𝐀

36 4 1
                                    

Strasbourg, Bas-Rhin,
10pm

Well, I'm not the moon, I'm not even a star

Mitski - Your Best American Girl

*

Je suis officiellement avec Teddy. Aucun d'entre nous n'a vraiment prononcé la question fatidique mais cela se ressent comme une évidence. Je ne parviens à ne penser qu'uniquement à ça, à ses yeux et sa présence, le 25 décembre. Je devrais plutôt assister à l'allumage des chandeliers par mon grand-père, répandant une vive lumière dans la salle à manger assombrie. Dehors, les volets sont crochetés, occultant la lumière des lampadaires mais pas les bruits des voitures sur la route, même si le trafic est plus fluide maintenant que les autres moments où je suis venue chez Savta et Saba.

Ce soir, c'est Hanoukka, la fête de la lumière chez les Juifs. L'obscurité est requise, car ce soir, nous rallumons symboliquement la lumière afin de célébrer la victoire des Maccabées sur les Séleucides.

La pièce entière est plongée dans le noir et je me fis donc à mon ouïe pour percevoir le son étouffé du pied du chandelier que l'on pose au centre de la table pour la Memorah. Une allumette est craquée et la flamme qui jaillit du morceau de bois diffuse une lueur tremblotante sur le visage concentré de mon Saba. Ses traits sont marqués par la concentration mais aussi par la vieillesse. J'adore mon Saba, cela me procure une sensation étrange au niveau de la gorge, une sorte de brûlure que de savoir qu'un jour, il ne sera plus de ce monde. Qu'il retrouvera son frère mais aussi Toinou.

Mon grand-père fait embraser la mèche d'une bougie avant de la planter avec attention et soin sur la troisième branche du chandelier à neuf branches après avoir allumé les deux autres datant des derniers jours grâce à la flamme de la nouvelle bougie, le samash.

De l'autre côté de la table, mon jumeau m'oppose : ce plan de table a été configuré il y a des années, nous ravissant autrefois, mon frère et moi, car nous pouvions échanger des coups de pieds sous la table au moindre prétexte tout en nous gavant de n'importe quoi de frit – la commémoration du miracle de la fiole d'huile, associé à l'inauguration du Temple de Jérusalem. Quelle ironie, à présent. Le blond a les mains croisées sur son ventre, les yeux fixés sur un point vague derrière la tête de ma grand-mère. Cela fait deux jours que nous sommes arrivés à Strasbourg avec Maman, deux jours qu'il se terre dans la chambre qu'il partage avec Esteban, notre cousin. Lui et moi n'avons pas reparlé depuis mon choix dans la cuisine et je ne compte pas revenir dessus. Pas après m'avoir craché tout ce qu'il m'a craché à la figure  la dernière fois.

J'ai pris la décision qui me semblait la plus juste, j'essaie de me convaincre que j'ai bien fait. Thomas et moi, cela fait bien longtemps que notre relation s'était gangrenée. A travers ce choix, nous nous sommes tous deux offert la possibilité de stopper l'invasion de moisissure ou bien d'arracher le membre. Nous avons choisi la deuxième option.

Un mois loin de son jumeau c'est long mais aussi très éprouvant. J'ai recommencé à pleurer dans mon lit parfois, surtout depuis que je suis de retour en France et que les souvenirs heureux et innocents me reviennent par vagues à des moments inopportuns. Ma mère a remarqué effectivement que quelque chose ne passait pas entre mon jumeau et moi mais malgré ses tentatives pour briser la glace entre nous, c'est comme si nous étions respectivement morts aux yeux de l'un de l'autre. Thomas l'a par ailleurs plutôt bien illustré en changeant le planning de garde et en s'exilant une semaine chez son père de son plein gré.

Papa a l'air d'avoir gagné une bataille, la prochaine sur la liste, c'est moi, ou peut-être a-t-il déjà renoncé.

Ca fait mal, de le voir partout, tout le temps, les souvenirs éclosant derrière mes paupières de toutes les fois où nous avons été complices qui sont maintenant partis en fumée à cause de lui. Ou de moi ?

RENEWALOù les histoires vivent. Découvrez maintenant