41. Le grand départ

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Il fallut encore quelques semaines à Saturnin pour se remettre entièrement de sa blessure. Durant tout ce temps, nous redoutâmes de voir débarquer à chaque instant de nouveaux sbires de l'Inquisiteur, lancés à notre poursuite.

Les habitants de Racour se montrèrent cependant d'une discrétion exemplaire, contribuant à nous rendre la vie plus facile, presque plaisante. 

Chacune des Macrâles semblait avoir trouvé un nouveau foyer au sein de ce paisible village.

Toutes, sauf Ajar et moi, hantées par les mêmes terribles cauchemars. Je n'en parlai pas à l'abbé Talmont, pensant qu'il ne manquerait pas de nous prendre toutes deux pour des folles.

Un matin, arriva ce qui devait arriver. Saturnin le Magnifique remonta sur son cheval et quitta Racour, en compagnie de Gaël, sans que personne n'aie l'idée de les retenir. Mon cœur se serra en voyant ainsi partir Gaël, mais en vérité, je savais depuis longtemps qu'il en serait ainsi. Gaël était un chevalier. Il ne pouvait rompre son serment aussi facilement. Cependant, s'il m'aimait vraiment, pourquoi était-il parti ainsi sans me dire adieu ? Je ne pus retenir quelques larmes de dépit.

Nous sentîmes que les semaines paisibles que nous venions de passer au village touchaient à leur fin. Le temps était venu de prendre les décisions qui s'imposaient. Toutes s'étaient rassemblées et enfermées dans l'Oasis afin de discuter. Je fus vexée de ne pas être conviée à cette réunion mais j'en comprenais la raison. N'étais-je pas venue en compagnie des hommes de l'Inquisiteur ? A leurs yeux, je n'étais pas digne de confiance, juste une traîtresse qu'il convenait d'éviter comme la peste.

Morose, j'errais à proximité des ruines calcinées de l'église Saint-Christophe, là où j'avais embrassé Gaël, lorsque je croisai fortuitement l'abbé Talmont qui examinait les murs branlants avec circonspection.

-Je crains qu'on ne puisse plus rien faire pour cette bonne vieille église, dit-il tristement. Même un miracle ne pourrait plus la sauver.

Les maigres pluies du printemps avaient progressivement effacé les traces sanglantes de la bataille de Racour, mais il était des stigmates dont quelques gouttes d'eau ne pouvaient venir à bout.

-Et toi, Morgane ? Que vas-tu faire, maintenant ?

La question de l'abbé Talmont me prit par surprise.

-Je suppose que je devrais rester ici, finalement. Je m'y sens bien, vous savez, mon Père.

J'avais eu l'impression de retrouver une part de mon enfance, ici, dans ce village, loin de tout. Une certaine sérénité que je n'avais plus connue depuis le funeste jour où Balthazar et ses hommes avaient débarqué dans ma vie. J'aurais voulu rester ici pour toujours et mener une vie simple, normale, loin de toutes les horreurs auxquelles j'avais déjà été confrontée.

-En es-tu si certaine, mon enfant ?

L'abbé m'avait répondu avec une gravité qui lui était peu coutumière. Je balbutiai quelque chose d'incompréhensible.

-Je viens d'avoir des nouvelles de Liège. Elles ne sont pas bonnes. Pangelpique est proche de se faire couronner Prince-Evêque. A cette occasion, il est occupé à débarrasser les rues de tous ceux qu'il considère comme impurs. La prison Saint-Léonard déborde des miséreux qu'il y a fait enfermer de façon arbitraire. Il est fou et il ne s'arrêtera pas en si bon chemin. Pire encore. Ellie assistera au sacre.

-Ellie ?

-L'ultime représentante de la Maison Royale, la dernière Princesse de Belgique. Une femme puissante et dangereuse. Si elle s'est alliée à l'Inquisiteur, c'est qu'elle a une idée derrière la tête. Ce n'est pas bon. Pas bon du tout. Fidanza n'était pas le seul soutien dont bénéficie Pangelpique. Il existe bien d'autres personnages, aussi malfaisants que lui et prêts à le soutenir corps et âme.

Si la situation était si catastrophique, quelles raisons aurais-je eues de retourner là-bas ?

-Gaël m'a tout raconté sur toi. Je sais contre quel genre de monstre tu t'es battue. C'est pour ça que l'Inquisiteur te fait toujours confiance. Il est encore persuadé que tu es celle qui lui donnera cette légitimité divine dont il a tant besoin. Tu es la seule à pouvoir le persuader de stopper sa folie. La vie de centaines d'innocents dépend de toi. J'espère que tu en es bien consciente...

Ce que l'abbé me proposait consistait à me mesurer à des risques insensés. Qu'en aurait pensé ma mère ? N'avais-je pas déjà fait tout ce qu'on attendait de moi ? Me voyant hésiter, l'abbé me rassura.

-Bien sûr, tu auras toujours le choix. Mais l'expérience m'a enseigné qu'on ne peut jamais véritablement échapper à son destin. On ne peut, au mieux, qu'en retarder l'échéance. Si tu ne vas pas à l'Inquisiteur, c'est lui qui te retrouvera. C'est inéluctable. Vous êtes liés comme les doigts de la main.

Je ne désirai pas poursuivre plus longtemps cette conversation. J'avais besoin de temps pour réfléchir à tout ce que mes actes impliqueraient. Soudain, alors que je revenais vers l'Oasis, j'aperçus Suzanne qui courait à en perdre haleine, dans un état d'exaltation, à deux doigts de l'hystérie.

-Nous l'avons vue ! s'écria-t-elle. Elle est venue à nous !

La pauvre fille était si épuisée qu'elle dut s'asseoir sur le trottoir pour reprendre son souffle.

-La langue de feu ! Elle est descendue sur nous et elle nous a parlé. Elle nous a dicté notre mission !

Il me fallut de longs et patients efforts pour démêler le fil des événements qui venaient de secouer la petite communauté des Macrâles. Alors qu'elles se trouvaient à table, débattant du sens à donner à leur avenir, une langue de feu était descendue du plafond et leur avait adressé la parole, à chacune. Certaines crurent même reconnaître la voix de Clio, leur parlant depuis l'au-delà. J'étais pour ma part, sceptique. Connaissant la propension de Sarah à utiliser diverses substances hallucinogènes, il n'était pas tout à fait impossible qu'elles se soient servies dans les affaires de la défunte afin de parvenir à un état d'hallucination collective.

Délire ou véritable intervention surnaturelle, cet épisode contribua en tout cas à forger la destinée des Macrâles.

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Le lendemain, les Macrâles commencèrent peu à peu à quitter Racour, chacune de leur côté. L'heure du grand départ avait sonné. Elles iraient sur les chemins où elles rencontreraient d'autres femmes, à qui elles apprendraient ce qu'elles savaient. Leurs rangs iraient sans cesse croissants, et nul Inquisiteur, nul tyran, nul despote, ne pourrait jamais rien contre elles.

La marche triomphale des Macrâles avait débuté et personne ne pourrait l'entraver.

Pour ma part, il me restait encore des choses à faire. La première, et la plus importante était de trouver de quoi écrire. J'éprouvais le besoin pressant de me livrer, de laisser derrière moi un héritage de cette enfance qui avait été la mienne. Cet héritage resterait ici, à Racour, et serait destiné à éclairer les générations futures sur mon étrange destinée.

La seconde tâche que je me devais d'accomplir était de répondre aux sollicitations d'Ajar. La petite fille, trop jeune pour courir les routes, avait été adoptée par les villageois. Je ne doutais pas qu'elle se trouverait bien entre leurs mains. Néanmoins, c'est ma présence qu'elle sollicitait pour la réconforter lorsque ses horribles cauchemars l'assaillaient.

Cependant, il me fallait désormais la suivre en direction d'un grand hangar où nous attendait l'abbé Talmont, avide de nous montrer quelque chose qui faisait sa fierté selon ses mots.

J'avais réfléchi.

Ma décision était prise.

Je retournerai à Liège où je consacrerai mes forces à empêcher l'Inquisiteur de tuer davantage d'innocents, quand bien même je devrais y laisser ma vie.

Tel était mon destin.

Macrâle: itinéraire d'une sorcière de BelgiqueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant