4. L'épidémie

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Le temps passa sans que Mathurin et moi eûmes l'occasion, ou même l'envie, de repartir en vadrouille comme autrefois.

Autant dire qu'Eugène avait renforcé la surveillance autour de son rejeton et que toute nouvelle tentative de sortie se solderait dorénavant par une copieuse rossée.

Désormais, j'assistai mon père dans plusieurs de ses tâches car lui aussi n'accepta plus guère de me quitter des yeux.

Je sentis également que quelque chose avait changé chez ma mère, comme si elle était subitement devenue plus distante envers moi, elle qui, jusque-là, s'était toujours montrée aussi tendre que protectrice.

Au début de l'automne de cette même année, elle tenta pourtant une réconciliation.

Un soir, alors qu'il pleuvait des hallebardes, regardant par la fenêtre, elle désigna le vieux château perché sur la falaise.

-Regarde, Morgane. Il y a quelqu'un là-haut !

Effectivement, une lueur, sans doute celle d'un feu de camp, brillait faiblement parmi les ruines.

-Le Vieil Homme Hiver approche. Les nutons, nos amis, viennent pour nous réchauffer avant sa venue.

Il est vrai que les jours précédents, nous avions déjà eu quelques gelées précoces. Or, conformément à son habitude, ma mère inventait des histoires à dormir debout pour expliquer l'inexplicable.

-Arrête, m'man. C'est n'importe quoi !

Le château était un lieu que Mathurin aussi bien que moi avions toujours évité par-dessus tout. Non seulement, le risque de recevoir une pierre sur la tête n'y était pas à exclure mais les lieux passaient aussi pour être le point de chute de tous les coupe-jarrets et repris de justice de passage dans la région. Peut-être même s'agissait-il bien d'eux ce soir- là ?

-N'importe quoi ? Tu en es bien sûre ?

Au ton qu'elle employa, je compris immédiatement que je l'avais vexée, blessée dans ses convictions les plus chères.

Mais je ne flanchai pas, bien au contraire.

-Sûre et certaine. C'est que des conneries et tu le sais bien.

Son visage se ferma et il me sembla même apercevoir une larme perler sur sa joue. Elle n'ajouta pas un mot et se plongea dans la contemplation du château, comme figée.

Je me désintéressai d'elle et de son chagrin pour aller me coucher.

Si j'avais su ce qui allait se produire dans l'avenir le plus proche, aurais-je agi différemment et évité de faire autant de tort à la personne pour qui je comptais le plus au monde ?

Certainement, oui,. Mais qui, à onze ans à peine, peut bien se vanter d'avoir suffisamment de maturité pour comprendre ces choses- là ?

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Le lendemain, je fus réveillée par des éclats de voix furieuses qui se disputaient violemment.

C'était Eugène, le teint rouge comme une tomate, qui s'emportait ainsi, menaçant mon père de ses poings serrés.

-C'est votre faute ! Votre sale gamine s'est encore introduite chez moi ! C'est à cause d'elle ! Si seulement vous aviez discipliné cette petite putain, on n'en serait pas là !

Il désigna l'enclos, désormais vide où prospéraient habituellement ses moutons. La porte en était grande ouverte.

Je serrai les mâchoires, indignée d'être ainsi accusée à tort d'une négligence grave.

Je songeai immédiatement à la lumière dans le château aperçue la veille au soir. Des voleurs de bétail avaient dû profiter de la nuit pour accomplir leur forfait en toute impunité et repartir comme ils étaient venus. Je tentai de m'exprimer mais j'en fus empêchée.

-Toi, la ferme ! grogna Eugène, pointant sur moi un index tordu. Tu vas payer une bonne fois pour toutes, salope.

Sans que j'eusse bien compris ce qui se passait, je fus projetée au sol par un coup violent, avant de m'affaler dans une gerbe de boue. A travers un brouillard de douleur, je vis mon père, tremblant comme une feuille, reculer tandis qu'Eugène, me dominant de toute sa taille s'avançait, avide de me porter un second coup vengeur.

-Arrête papa ! Arrête !

Mathurin, catastrophé, accourait à la rescousse.

-Laisse-moi ! Il faut que j'en finisse une bonne fois pour toutes !

Mon ami saisit le poignet de son père in extremis juste avant qu'il ne s'abatte dans le but avoué de me fracasser le nez. Ce geste eut également pour effet de calmer sa fureur.

-Relève-toi, sale gosse. Mais la prochaine fois que tu poseras le pied sur mes terres, c'est toi que je me ferai un plaisir d'offrir à bouffer à mes porcs !

La menace était sérieuse. Je connaissais trop bien l'irascible Eugène pour en douter un seul instant. Avant que père et fils ne s'en retournent à leurs pénates, Maturin m'adressa un regard plein de regrets qui me fit fondre en larmes. C'est la douce main de ma mère qui vint me relever.

-Les hommes sont souvent plus mauvais que les diables qu'ils invoquent, tu sais ma chérie. N'oublie jamais ça.

A cet instant, je ne mesurai pas encore combien elle avait raison...

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L'épidémie se déclara avec une brutalité et une intensité que nous n'avions encore jamais connue jusque-là.

Grâce au ciel, cette maladie ne frappa pas les humains.

Elle se contenta de décimer l'entièreté du bétail encore en parfaite santé quelques jours auparavant.

Tout d'abord, ce furent les vaches qui tombèrent comme des mouches en un temps record. Puis les cochons subirent le même sort, à ceci près qu'eux agonisaient de longs jours durant avant d'enfin se décider à mourir.

Dans cette campagne pauvre, il n'existait aucun homme capable de comprendre l'origine de ce fléau et encore moins de l'arrêter.

Le constat fut sans appel. Au bout de deux semaines à peine, Eugène, brisé, avait perdu l'intégralité de son cheptel.

Cette ironie du sort me fit sourire. J'étais vengée de la brutalité avec laquelle il m'avait traitée.

Le rustre avait enfin fini par recevoir la monnaie de sa pièce. Plus jamais il n'oserait nous causer de soucis.

C'était bien mal le connaître...

Macrâle: itinéraire d'une sorcière de BelgiqueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant