20. La fleur du temps (Errance 2)

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La nuit tombait sur le campement. Les arbres projetaient des silhouettes étranges et inquiétantes. A l'aube de sa vie, douze ans, Shân pourtant n'éprouvait aucune frayeur. Les ombres noires ressemblaient pour lui à un théâtre où se déroulaient des contes fantastiques. Ne pouvant résister à l'appel de la nuit, il se leva et s'écarta de l'immense feu de bois qui chauffait le centre du bivouac.

Le garçon s'engagea sur un sentier étroit. La peur n'occupait aucune place dans son esprit léger. Il allait, marchant sur un tapis de mousse, sans penser à rien, heureux simplement du calme de la forêt. Au pied d'un sapin, à quelques pas, malgré l'obscurité il aperçut une ombre. Observant mieux, il devina une femme, vêtue de noir. Il s'approcha sans hésiter :

« Grand-mère, que vous arrive-t-il ? Avez-vous besoin de quelque chose ? Puis-je vous aider ? »

Le visage à la peau blême se tourna lentement. Des yeux noirs, profonds et perçants le contemplèrent tandis qu'une bouche fine esquissa un léger sourire :

« Merci, Shân, dit la vieille femme, je n'ai besoin de rien. »

Le garçon s'excusa et allait reprendre son chemin quand la dame lui dit :

« Fils, tu as bon cœur. Tiens, pour te remercier, je vais t'indiquer le chemin pour atteindre le champ de la fleur du temps. »

« De la... la fleur du temps ? »

« Oui. La fleur du temps est une fleur enchantée. Elle apparaît seulement la nuit de la Saint-Jean lorsque les cloches sonnent les douze coups de minuit. Celui qui cueille cette fleur connaitra la richesse, son avenir et celui de tous les hommes. »

Shân ne répondit rien, émerveillé. La vieille femme tendit son bras décharné :

« Va par là, tout droit, sans reculer. Tu entendras sans doute un serpent se dresser devant toi et siffler. Ne détourne pas les yeux et passe ton chemin. »

« Un serpent. »

« Ensuite, tu apercevras un supermarché merveilleux. Par les portes ouvertes, tu verras des trésors, des multitudes d'objets, des myriades de denrées. Passe vite alors, Shân, oh oui, passe vite... »

« Un supermarché. »

« Enfin, tu entendras le vrombissement d'une moto. Le motard beau et fier te proposera d'effectuer une promenade. Baisse la tête et sauve-toi ! Ne te détourne pas du chemin ! »

« Un motard. »

« Alors seulement tu verras la fleur du temps... Bonne chance, Shân...

Comme cette nuit c'était la Saint-Jean, alors le garçon se décida à suivre le sentier qui menait au champ de la fleur du temps. Epines et cailloux remplacèrent bientôt la mousse du chemin. Qu'importe, il continua...

Puis, un sifflement horrible se fit entendre. Le serpent ondula sur le bord de la route, la langue pointée, prêt à frapper. Shân avança, s'écartant de la bête et passa sans embuche. Les branches l'accrochèrent au passage, déchirant ses maigres vêtements, l'égratignant jusqu'au sang. Mais il persévéra.

Ensuite, le magasin annoncé apparut, merveilleux avec ses lumières étincelantes qui brillaient de mille feux dans la nuit. Les tentations de la société de consommation s'offraient à lui. Cependant, le garçon se mit à courir. Il dépassa le supermarché et les musiques envoutantes du consumérisme s'éloignèrent lentement.

Enfin, il entendit arriver le vrombissement d'une moto. Une voix l'appela. Un homme l'invita à effectuer un tour sur sa machine. Il prétendit qu'il pouvait dépasser la vitesse de deux cents kilomètres par heure. Il lui proposa de tester l'ivresse de la liberté sur la route. Mais Shân reprit le chemin sans faire attention au discours du motard.

Au loin, la cloche d'une église égrena les douze coups de minuit. Le garçon ne put retenir un cri d'émerveillement : le champ de fleurs du temps se dressait devant lui. Des fleurs inconnues, délicates et fascinantes scintillaient tels des diamants. Les rayons de lune jouaient sur leurs facettes innombrables.

Alors Shân tendit la main, puis soudainement il s'arrêta.

« Qu'allais-je faire ? se dit le garçon. Cueillir une telle fleur, pourquoi ? Quel bonheur t'attend donc ? L'or, la richesse, la gloire ? A quoi bon ? Connaître l'avenir, alors ? Le tien, celui des autres ? Connaître à l'avance les joies ? Tout prévoir, ne rien deviner ? Plus de surprises, plus de découvertes, plus d'aventures, rien de nouveau à voir, à sentir, à éprouver ? Mais quelle sorte de vie cela peut-il être ? »

Qu'importe la faim, la soif, les incertitudes du moment qui vient ! Il glissa sa main droite dans le sac noir qu'il portait autour de son cou. Il caressa les cristaux colorés et repensa à sa tribu. Alors Shân s'en retourna sans cueillir la fleur du temps. L'errant reprit son long voyage.

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