26. Aînou (Errance 8)

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Sous un ciel grisâtre, les vagues s'écrasaient contre les rochers mousseux. Le village semblait endormi. Les bateaux se laissaient ballotter au gré des marées, abandonnés depuis quelques mois par les propriétaires contraints de fuir. Un grillage élevé délimitait le périmètre de sécurité. Les sigles étaient explicites : danger de mort. En effet, un incident nucléaire avait dévasté la zone. Les autorités japonaises avaient décrété la région inhabitable bien que d'une autre côté elles montraient une volonté de minimiser l'accident. Elles avaient aussi le besoin de remettre en service les centrales nucléaires d'où une certaine schizophrénie qui expliquait à la fois la décision de protéger les populations et aussi l'ambition d'interdire le secteur à toutes investigations.

Dans sa tenue de protection, Yukio se sentait mal à l'aise. La sécurité exigeait de revêtir ce scaphandre pour effectuer les rondes. Au début, la surveillance s'effectuait en binôme. Avec le temps, les réductions budgétaires avaient réduit les fonds alloués pour le site. Maintenant, seul avec une jeep, le circuit se faisait sur des kilomètres. Peu de curieux s'aventuraient tant la peur des radiations restait fortement ancrée dans l'esprit japonais.

Yukio roula encore quelques centaines de mètres avant de prendre conscience de la présence d'un individu qui marchait sur la lande. Il fit demi-tour pour s'assurer qu'il ne fantasmait pas cette vision. Les spectres des radiations étaient une plaisanterie qui circulait entre gardiens. Là, rien de tel. La personne semblait bien réelle. Elle se tenait debout, figée comme si elle attendait un événement. Le vigile sauta hors du véhicule et s'avança. Il aboya :

« Vous êtes dans une zone dangereuse sans protection, vous risquez de graves lésions à cause des radiations. »

Shân répondit en sa langue maternelle.

« Je suis tout à fait conscient de la situation. »

Yukio fut interloqué en écoutant l'individu parler son dialecte.

« Etes-vous Aînou ? »

« Non. La tribu m'a confié une mission. Je suis venu accomplir la vision de l'Ours Bleu. »

Le gardien se souvint des légendes de son enfance. Ce récit venait du fond des âges et il n'y accordait pas beaucoup d'importance. Il les avait presque oubliés, bribes de brouillard englouties par la mémoire. Il se devait d'honorer ses ancêtres et il demanda :

« Comment puis-je vous être utile ? »

« En observant ! »

Au début, Yukio n'entendit qu'un murmure, un peu comme la rengaine de la mer. Puis, il sentit le sol vibrer comme s'il était une immense cage de résonance. Les ondes devinrent de plus en plus fortes. Avec une intensité de diva, les pierres chantèrent. Elles répétèrent la même litanie qui s'élevait dans les airs et s'infiltrait partout.

Alors la panique débuta. Les ingénieurs évacuèrent avec rapidité la réparation des centrales nucléaires. Les gardiens se précipitèrent en dehors de la zone. Et de loin, ils virent que les tours se fragmentaient en millions de morceaux. Ces derniers formaient une sorte de danse qui tourbillonnait comme une tornade.

Ils constatèrent qu'une lueur s'élevait au centre du phénomène. Les ingénieurs observèrent l'incident sans en comprendre le sens. Ils remarquèrent que des cristaux lumineux se dégageaient du sous-sol, se révélant comme l'or dans un immense tamis. Les pierres s'agglomérèrent pour former des œufs laiteux aux facettes multiples et irrégulières. Elles tombèrent sur le sol et un éclat anima l'intérieur des objets.

L'événement se calma. La tranquillité s'installa laissant un site dépourvu de constructions. La terre avait tout englouti. Un ingénieur sortit un compteur Geiger et releva un taux de radiation normal. Il effectua plusieurs prélèvements et constata que toute la pollution nucléaire avait disparu. Il s'approcha d'un œuf de cristal et fit les mêmes observations. Les personnes quittèrent la zone pour attendre les instructions des autorités.

Dans la plaine, Yukio rompit le silence :

« Où sont passés les centrales nucléaires ? »

« Elles sont trop dangereuses. Elles devaient disparaître. Maintenant, vous pouvez utiliser ces cristaux pour vous chauffer et pour éclairer vos habitations. »

Shân se pencha sur un des objets et il souffla légèrement. L'éclat s'intensifia et dégagea une certaine chaleur. Le gardien tendit les mains vers la source de lumière et constata la montée de la température. Une dizaine de personne se dirigea vers eux. Le chef de la tribu en tête regarda avec intérêt Yukio et dit :

« As-tu vu l'Ours Bleu ? »

« Je ne comprends pas. »

« Sa patte a chassé la peste qui ravageait cette terre. Elle a assaini la mer pour faire revenir les poissons. Elle a apporté la chaleur et la lumière. »

Etonné, le gardien regarda son peuple. Il ne saisissait pas ce que l'Ancien essayait de lui dire car il était contaminé par la société japonaise. Le chef s'adressa à Shân :

« Vous avez tenu parole, les radiations ont disparu des terres nipponnes. Nous vous remercions. Cette contrée peut accueillir votre peuple s'il le désire. »

Les yeux de Shân embrassèrent la campagne environnante. Ils observèrent la mer qui léchait inlassablement la côte. Alors, il déclara :

« Nous vous remercions mais nous déclinons votre offre. La population est déjà trop importante pour un si petit archipel. Prenez soin de cette contrée ! »

Une trouée d'azur repoussa les nuées pour former une silhouette dans le ciel gris. Le chef pointa son doigt vers la voute céleste « Un ours bleu ». En effet, la tribu constata la forme dans le ciel. Alors Shân l'errant reprit son long voyage.


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