22. L'arbre sans ombre (Errance 4)

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Le jardin botanique s'étendait sur des dizaines d'hectares entre deux grands axes routiers. Des milliers de visiteurs s'arrêtaient pour admirer les parterres de fleurs, les massifs d'arbustes multicolores, les spécimens rares d'arbres ou pour profiter du calme au Parc Idyllique. Il y avait au milieu d'un rectangle de pelouse un immense sapin qui déployait de vastes branches formant un refuge en été. Des bancs avaient été déposés pour profiter de la fraicheur du sous-bois pendant la période estivale.

Or depuis quelques mois, les jardiniers constatèrent avec consternation que ce fameux sapin ne produisait plus d'ombre. Les rayons du soleil traversaient le tronc, les branches et les épines comme si la matière n'existait plus. Aucun expert ne put déterminer la raison de ce phénomène. De plus, l'arbre montrait un début de détérioration structurelle. La direction du jardin botanique envisagea de le couper pour le remplacer par un autre plus conforme aux attentes des visiteurs.

Un vieux jardinier essaya de sauver le vénérable végétal en prodiguant des soins intensifs sans succès. Un jour qu'il s'apprêtait à s'occuper du fameux sapin, à quelques mètres du tronc il aperçut un garçon assis en tailleur. Il fut stupéfait de constater qu'il ne produisait pas d'ombre. Il fut intrigué par ce prodige. Il s'avança et posa sa main sur l'épaule de l'adolescent. D'un seul coup, il se retrouva expulsé de son corps.

Devant lui, il observa sa personne toujours penchée touchant le garçon. Une silhouette dorée et limpide attira son attention. Elle se retourna vers lui et lui parla doucement :

« Tranquillisez-vous. Vous faites une expérience rare, profitez-en. »

« Mais qui êtes-vous ? » interrogea le jardinier.

« Mon nom est Shân. »

En s'avançant vers l'être fantomatique, il remarqua que des tourbillons de lueurs vertes sortaient du corps éthéré du jeune homme pour être avalés par le sapin. L'homme demanda :

« Que faites-vous ? »

« J'offre une guérison à l'arbre pour le régénérer. Désirez-vous offrir un peu de votre essence vitale pour accélérer la reconstitution de l'organisme végétal ? »

« Comment peut-on faire cela, s'enquit-il. »

« Je peux vous guider si vous le souhaitez, énonça Shân. »

« Bien sûr. Je désire que le sapin revive. »

Alors le garçon tendit sa main vaporeuse vers celle du jardinier. Le contact fut surprenant. Le touché des deux peaux semblait offrir à la fois une certaine consistance et une liaison comme une connexion parfaite, sans heurt, sans résistance. Le vieil homme sentit comme un fourmillement quand son essence passa entre son corps et celui de l'arbre. Le plus étonnant fut qu'il entendait une forme de pensée provenant du végétal. Cela ne ressemblait pas une raison humaine, plutôt comme une rêverie plus simple et plus englobante.

Sous les racines visualisées à l'intérieur de la terre, le jardinier vit des tâches sombres tirant vers le verdâtre, un peu gluantes. Shân lui indiqua la nature de ce phénomène : l'accumulation des pesticides, herbicides et autres produits chimiques. Cette combinaison perturbait l'existence de l'arbre. L'énergie cumulée des deux humains transformait ces résidus dangereux en éléments inoffensifs. Lorsque la guérison fut terminée, ils découvrirent un sapin irradiant de «vivance».

Des filaments argentés s'envolaient dans toutes les directions tels des rubans de la fête du vivant. Ils s'étiraient vers d'autres formes de vie, effleurant les oiseaux, cajolant les fleurs, caressant les herbes comme un vent de velours. Soudainement le miracle arriva, l'ombre s'installa sous le vénérable sapin qui offrait sa fraîcheur aux animaux, aux insectes et aussi aux visiteurs. Shân rompit le lien et le jardinier fut ramené dans la réalité.

« Magnifique. »

« En effet. »

« Puis-je utiliser ce don pour assister d'autres formes de vie ? » demanda le vieil homme.

« Bien sûr. »

« Même sur les êtres humains. »

« Oui. Cependant, il faut le faire avec précaution. Certaines personnes sont si avides qu'elles pourraient retirer l'essence de votre existence pour combler leur vide intérieur. »

« Comment puis-je vous remercier pour ce cadeau ? »

« Prenez soins des forêts, des lacs, de la faune et nous serons quitte » déclara le garçon.

Puis Shân l'errant reprit son long voyage.

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