29. La marche des géants - Rêvealité 2

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Nous étions libres en féerie

N'ayant à recevoir

Rien de l'existence.

Pessoa Fernando - La mare illuminée

La vallée semblait profonde, flanquée de deux parois arides et poussiéreuses. Le lit du vallon formait une large bande caillouteuse où le vent balayait à grand souffle les cendres rougeâtres. Au fond du bassin, une brume orangée brouillait le paysage désertique. Des rafales d'air tourbillonnaient autour des pierres dressées, mégalithes ambre sur un sol sablonneux.

Un éclair zébra l'atmosphère lourde et épaisse, puis la marne se fissura. La cavité se mit à vibrer. Alors une main perça la terre d'un seul coup. Elle fut suivie d'une autre à quelques centimètres. La pulsation s'accéléra et le sable commença à se trémousser. Ensuite, le corps fut expulsé d'un seul coup de la glaise et le personnage se retrouva sur ses pieds formés de deux galets plats. Ainsi émergea le Joker.

Un masque blanc avec deux yeux ronds et sombres, et un sourire figé en U surmontait ce corps de pierre. Des volutes de fumée rouge et verte enveloppaient l'individu comme un habit de fête. Un bonnet grenat avec deux queues terminées par des grelots couronnait la tête. Le joker piétinait sur place en attendant les autres marcheurs. Il rythmait le temps à l'aide d'une canne blanche et rouge avec laquelle il martelait le sol et le grondement de la terre lui répondait en écho.

La deuxième créature retirée de la glaise représentait le Roi, habillé de rubans d'or et d'argent tourbillonnant autour de sa corpulente personne. Elle agitait ses bras dans tous les sens pour se dégourdir les membres après ce long sommeil.

Sa Majesté était suivie du Ministre, au masque sinistre, qui, se prenant tant au sérieux, avait des mouvements raides. Les rubans noirs glissaient telle une cascade sombre sur son corps de pierres. Figé dans son personnage, il présentait sa face inquiétante au monde.

A côté de lui, le Général croulait sous les décorations de pacotilles. Il arborait fièrement une vingtaine d'étoiles, non, une centaine, impossible à compter tant ils y en avaient sur son plastron. Les gestes du militaire ressemblaient à ceux d'un pantin, jouant à l'oie, aux pas, aux pas de l'oie.

Suivaient à la comédie du pouvoir, les courtisans, avec des costumes bariolés, émergeant du sable avec les masques au sourire éternel et hypocrite. Chacun sautant vers le levant ou vers le couchant, selon une préférence politique fantasque, offrait un spectacle comique.

Puis venaient les suivants, les serviteurs, les amuseurs, époussetant leurs rubans ternes des poussières du temps. Ils s'affolaient dans tous les sens en attendant les ordres des grands. Se courbant front à terre, ils montraient leur déférence en effectuant des courbettes aussi ridicules que fantaisistes.

Enfin, les citoyens ordinaires fermaient la marche avec les rubans caractérisant leur profession, leur art ou leur fonction. Ils jacassaient en attendant le départ. Ils s'agitaient comme des épouvantails de pierre et se disputaient la place dans le rang.

Alors un éclair éblouissant déchira les cieux. Les nuées pleurant des larmes de sang se fendirent et le soleil apparut dans sa majesté. Ce fut le signal. Joker tournait le dos à l'assemblée et frappa deux fois le sol faisant trembler la terre. Le cortège se tut, attendant le départ. La musique commença sa mélodie entrainante et rythmée. Joker cadença à l'aide de la canne rouge et blanche le pas de la marche, enfin tous s'ébranlèrent vers l'horizon : la marche des géants écrasant tout sur son passage.

Le cortège franchit la rivière laiteuse, abandonnant ses illusions dans l'eau turbulente du courant. Il aborda la langue sablonneuse des plaines du Sud, délaissant les égos sur les herbes grasses. Il arriva sur la terre aride du vaste désert, relâchant son emprise sur les choses de ce monde. Et sous sa majesté le torride soleil, la marche se figea au milieu de l'étendue de sable.

Aujourd'hui la marche des géants est toujours visible aux Pinnacles. Entre deux rafales de vent, il est possible d'entendre la voix des marcheurs de pierre « Nous étions libres en féérie, n'ayant à recevoir, rien de l'existence ».



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