Moi et mes copains

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Je repense à ce que cette conne de DRH m'a dit l'autre jour à propos de mes relations sociales inexistantes. Ce n'est pas du tout vrai. Je connais des gens. Des fois même, je sors avec eux. Dans des lieux publics. Je déteste ça, mais ça fait partie de la vie. Si on veut avoir une vie normale, on doit s'obliger à faire des trucs normaux, comme par exemple s'occuper de son jardin, aller chez ses parents le dimanche au moins une fois par mois, faire ses courses dans son hypermarché préféré, ne pas tuer tous les blaireaux qu'on croise, mettre des photos de ce qu'on mange au restaurant sur les réseaux sociaux, rendre visite à sa soeur malade à l'hôpital et avoir une vie sociale à la con. Ce n'est pas évident, mais c'est nécessaire.

Pour ce qui est d'entretenir des relations amicales avec des gens, je me limite au strict minimum. Au fil des ans, j'ai réduit mon entourage humain le plus possible. Je me suis vite rendu compte que les amis, c'est juste bon à générer des spirales de merde; il faut toujours être gentil et patient avec eux, ne jamais dire un mot de travers, respecter leurs épouses et montrer de l'intérêt pour leurs marmots. Autant de trucs débiles qui me font chier. Aujourd'hui, je n'ai plus que deux groupes d'amis : Maxesther – un couple de guignols insupportables constitué de mon auto-proclamé ami d'enfance Maxence et de sa bonne femme Esther – et une bande de trois blaireaux que je traîne depuis la fac. C'est tout. Et c'est même déjà trop à mon humble avis.

Maxesther sont sans doute persuadés qu'ils bénéficient de rapports privilégiés avec moi, mais en réalité, je me contente de les fuir et refuser leurs invitations incessantes à sortir, manger chez eux, rencontrer des super filles célibataires qui seraient ravies de me rencontrer. Par contre, comme Angevilliers est une petite sous-préfecture de province riquiqui, je tombe très souvent sur eux par hasard, ce qui entretient cette illusion de relation suivie. En général quand je les croise, je fais l'effort de discuter un peu avec eux – ou plutôt j'acquiesce poliment en écoutant leurs bavasseries stériles – et on se dit à la prochaine et que, oui, à l'occasion ça serait cool de s'organiser un petit apéro, c'est juste que là, en ce moment, avec ma soeur qui est malade et mon boulot qui me prend beaucoup de temps, c'est pas trop l'idéal, mais on se rappelle par téléphone juste après Noël. Bien entendu comme je ne les rappelle jamais, ils perdent patience et ils viennent sonner à ma porte de temps à autre pour prendre des nouvelles – comme ils passaient dans le quartier.

Je n'aime pas trop Esther parce qu'elle est conne. Je veux dire : elle a été assez idiote pour se marier à un empaffé comme Maxence et aujourd'hui encore elle n'a toujours pas divorcé; c'est dire si elle est conne. Bon, par contre, elle est méga gaulée. Elle est bonne à ranger dans la catégorie "avion de chasse" selon la nomenclature de Maxence.

Maxence quant à lui je le hais. C'est sans doute l'humain que je hais le plus au monde avec ma DRH, les membres de ma famille, Mylène Farmer, mes autres potes de fac, les chauffeurs de bus, mes collègues de boulot, les gendarmes et Rose-Marie. Un jour je tuerai Maxence pour me venger de tout ce qu'il m'a fait subir depuis mon enfance. Mais pas aujourd'hui.

Aujourd'hui, on est le dernier vendredi du mois, ce qui veut dire que c'est dîner au Buffalo Grill en compagnie de la bande de gros losers de la fac.

Quand j'arrive sur le parking du restaurant rouge et blanc, je regarde les bagnoles de mes potes s'aligner les unes après les autres le long de la haie et je me dis que, sérieusement, je peux être assez fier de moi sur ce coup là. J'ai réussi à maintenir un équilibre solide sur le long terme avec ces guignols. Équilibre entre régularité, normalité et pénibilité. Je veux dire : ça fait désormais presque quinze ans que je continue à fréquenter les mêmes blaireaux rencontrés à l'université, que je les vois une fois par mois et que ça ne me coûte que onze vendredis soirs par an; en général on saute celui de décembre parce que c'est les vacances de Noël ou de nouvel an et que c'est toujours un peu compliqué. En me soumettant au rituel du Buffalo Grill j'envoie un signal très fort à la société : j'ai un cercle d'amis proches et j'adore les rendez-vous mensuels. Autrement dit : je suis un mec normal dépourvu du moindre sens de la fantaisie. Je suis prévisible et inintéressant. À l'image de mes compagnons de tables. Tous les vendredis de tous les mois de chaque année (sauf en décembre), je commande la même andouillettes avec la même sauce au poivre sur mes frittes. Les points de repères fixes dans l'inconscient des gens, c'est une excellente méthode pour baliser mon existence. Je veux dire : si pour une raison ou une autre, les gendarmes se mettaient en tête de mener une enquête sur moi, ils découvriraient quoi ? Que tous les derniers vendredis du mois, je mange dans le même restaurant avec mes potes. Et si on interrogeait mes potes, ceux-ci n'auraient d'autre choix que répondre des banalités à mon sujet. Ils diraient que Didier est un type sympa et calme, qu'il n'a jamais un mot plus haut que l'autre, qu'il est parfaitement transparent et réglé comme du papier à musique, qu'il aime son travail, qu'il s'occupe un peu de sa soeur malade, que c'est un bon gars et qu'il est de bonne composition. Ça serait à peu près tout pour la simple et bonne raison que depuis plus de douze ans, ces trois connards ne savent absolument rien d'autre de moi. Quand on est à table, je les laisse parler et quand ils me demandent mon avis sur quelque chose, soit je suis mitigé et je réponds à côté de la plaque, soit je me range du côté de la majorité. Comme ils sont trois, l'opinion majoritaire est facile à connaître. Comme ils aiment s'entendre parler et que leur jeu favori c'est de se tirer la bourre pour savoir lequel à la plus belle vie, ils ont rarement besoin d'aborder des sujets profonds qui touchent aux tréfonds de l'âme humaine. Ils sont parfaits : ils ne cherchent jamais à savoir ce que je fiche dans mon coin le reste du temps. Ils sont persuadés que tout va bien dans ma vie, que pour moi c'est la routine, que je n'ai rien à ajouter à part une fois de temps en temps une petite anecdote toute pourrie, genre que j'ai trouvé une pièce de deux euros par terre l'autre jour, que j'ai passé presque toute ma semaine sur un dossier de recouvrement hyper compliqué au boulot, que ma soeur va un peu mieux mais qu'elle n'est toujours pas tirée d'affaire, que j'ai croisé Corine il y a deux semaines – la petite mignonne qui faisait du tir à l'arc à la fac avec nous : elle a pris pas mal de kilos depuis le temps; les enfants sans doute. Dans ces cas là, ils m'écoutent, commentent brièvement mes interventions et orientent très vite la conversation vers autre chose qui les intéressent davantage. Franchement ces trois blaireaux sont merveilleux pour quelqu'un dans ma situation. Je veux dire : si je ne devais pas être un type normal, je ne me serais jamais entiché de copains de fac. Rester pote avec trois guignols rencontrés au cours de tir à l'arc, c'est absolument nul. C'est même carrément un constat d'échec : qui aurait envie d'aller au Buffalo Grill tous les mois pour entendre ressasser les mêmes anecdotes moisies vieilles de douze ans ? Qui à part un Didier lambda bien sous tous rapports ? Et à part ces trois bouffons eux-mêmes ?

Super Vilain ~ version WPOù les histoires vivent. Découvrez maintenant