Moi et l'argent

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Une fois de temps en temps, en général le samedi matin, je compte mes sous. D'abord je vérifie mes comptes bancaires sur internet : les livrets, les placements, les intérêts, les plans d'épargne, le prêt de la maison. Ensuite je vérifie l'inventaire de mes billets de banque, ceux que je ramasse à droite à gauche grâce à mon pouvoir.

Ce mois-ci, j'ai 303 485 euros en liquide. Ça commence à faire beaucoup, surtout que j'ai très peu de billets de cent et de deux cent, parce qu'ils sont assez rares. J'ai fabriqué plusieurs planques à la maison pour les ranger dans différents endroits, comme ça prend un peu de place. Ça m'occupe et ça me détend. Voir tout cet argent me rassure. Je me dis que si un jour les choses tournent mal, je peux très rapidement fuir à l'étranger et recommencer ma vie ailleurs.

J'ai d'ailleurs élaboré un plan de fuite en cas d'urgence. Dans mon grenier, il y a une valise remplie du minimum nécessaire : fringues, trousse de soin, trousse de toilette, argent liquide en grande quantité et le passeport de Marc Chandellier. Avec ça, je peux sauter dans un taxi et partir vers l'aérogare le plus proche pour m'acheter un billet d'avion vers n'importe où dans le monde, mais de préférence un endroit où on parle français parce que je suis nul en langues étrangères. Un endroit où personne ne viendra me chercher, genre Haïti.

Marc Chandellier est un con totalement inintéressant. Il a mon âge, vit et travaille à Angevilliers – il est receveur des postes –, il a deux enfants, un labrador et une femme et il a surtout la particularité d'être mon sosie. Le jour où je l'ai croisé au Supermarché, j'ai su que ce type serait un atout essentiel. Je me suis mis à le suivre pour savoir où il habitait et connaître un peu les habitudes de sa petite famille de minables. Ces connards sont réglés comme du papier à musique. Ils vivent dans un quartier pavillonnaire un peu comme le mien et chaque dernier samedi de tous les mois, ils vont tous au buffet chinois et après au multiplex voir un film. Autrement dit, j'ai très vite compris que j'avais un créneau mensuel pour aller visiter leur baraque pendant trois heures.

J'ai attendu le dernier samedi du mois de novembre de l'année dernière pour aller chez eux. Tout simplement parce que quand je rentre par effraction chez des gens j'arrive par le ciel, je crochète un vélux et je rentre discrétos. Mais si je veux que ça soit super discret, je dois attendre qu'il fasse nuit. Le mois de novembre est donc idéal puisqu'il fait nuit assez tôt. En plus il pleut souvent et il y a donc moins de chance de croiser des voisins curieux qui aiment regarder les étoiles ou autres conneries.

Comme Monsieur et Madame Chandellier sont un peu bordéliques, j'ai un peu galéré à trouver l'endroit où ils rangeaient leurs pièces d'identité. J'ai finalement trouvé ce que j'étais venu cherché dans une commode de la chambre parentale, entre le tiroir à chaussettes et celui à ustensiles BDSM.

Le passeport de Marc Chandellier est encore valable cinq ans. Il n'a servi qu'une seule fois à l'occasion d'un séjour au Vietnam, comme l'indique le tampon dans le carnet, les photos dans les cadres du couloir de l'étage et la légère propension à la décoration kitshorientale.

En consultant l'historique du compte en banque des consorts Chandellier – qui sont clients au Crédit Mutualiste Angevillin comme quatre vingt pour cent des abrutis du canton – je me aussi rendu compte qu'ils avaient renégociés leur prêt immobilier pour trente-six mois supplémentaires. J'en ai déduis qu'ils sont un peu ric-rac et qu'ils ne risquent pas de repartir très loin en vacances avant un petit bout de temps. Ils ne s'apercevront sans doute jamais de la disparition du passeport, ce qui me laisse cinq ans de validité pour voir venir.

D'ici, là, j'aurais amplement le temps de me trouver un autre sosie. Sinon, au pire, je dézingue toute la famille et je me fais passer pour le père Chandellier pour aller renouveler son passeport en mairie. J'imagine que si j'en venais à activer mon plan d'évasion, je ne serais sans doute plus à ça près. Surtout avec des gendarmes et des journalistes en train de fureter en permanence dans ma rue. J'essaie de ne pas trop y penser, mais je me tiens aux aguets et prêt à déguerpir à tout moment.

Super Vilain ~ version WPOù les histoires vivent. Découvrez maintenant