Le lendemain, après avoir dépassé le portail en fer rouillé de Riverside Park, je retrace machinalement mon chemin jusqu'au coin du parc. Les arbres arborent une vive couleur orangée que je prendrai plaisir à contempler si je n'avais pas à me batailler avec l'épaisse couche de boue qui tente d'engloutir mes bottes à chacun de mes pas.
Le banc est vide.
Un soupir de soulagement s'échappe de mes lèvres dans une légère brume aussitôt emportée par le vent. Je vais enfin pouvoir lire mon livre en toute tranquillité. Sans plus attendre je me pose sur la planche grinçante et replonge à la page où je m'étais arrêtée.
À la vitesse à laquelle je lis en ce moment, je devrais songer à me procurer un nouveau bouquin, au risque de me retrouver sans rien avoir à lire pendant un certain temps. Je le note dans un coin de ma tête puis farfouille dans mon sac à la recherche de mon briquet et ma boîte de cigarettes.
Mon index glisse contre la petite roue métallique et dans son mouvement furtif, allume la flamme qui surgit au travers d'une explosion miniature. Je la regarde vaciller, menant une lutte endiablée contre le vent canadien. J'en profite, par la même occasion, pour me réchauffer le bout des doigts avec le peu de chaleur que me procure cette dernière avant de l'apporter à mes lèvres.
— Je pensais pourtant t'avoir prévenu.
Encore lui.
— Et moi je pensais pourtant t'avoir dit que ça m'est égal.
Je lève les yeux au ciel.
Mes pupilles parcourent les lignes de mon livre plus rapidement les unes que les autres. Alors que j'inhale et exhale la substance dangereuse sans me soucier du monde qui m'entoure, le blond brise une fois de plus le silence qui règne entre nous.
Je suis contrainte de fermer mon bouquin, persuadée que ce ne sera malheureusement pas la dernière fois.
— Pourquoi est-ce que tu fumes ?
Je suis prise au dépourvu par sa question, pourtant si simple à première vue. Et puis, pourquoi j'y répondrais ?
Ça ne le regarde absolument pas.
— Pourquoi es-tu si concerné par ma relation avec la cigarette ?
Il hausse les épaules, détourne le regard pour étudier un petit écureuil grimper au sommet de l'arbre le plus proche. Une infime quantité de neige tombe derrière son passage.
— Je souhaite juste que tu sois en bonne santé, répond-il.
Je me retiens de lui balancer un "Qu'est-ce que ça peut bien te faire ?" à la figure. Après tout il a raison, fumer tue et j'en suis parfaitement consciente. Mais ce n'est pas ça qui me pousse à arrêter pour autant. Je tente de rapporter mon attention à mon livre, plus déterminée que jamais à mettre un terme à cette conversation, mais c'est sans compter sur son regard pesant qui dépiaute chaque parcelle de mon visage.
— Quoi ?
— Vas-tu me donner ton prénom ?
— Tu ne me l'as pas demandé, je soupire.
— Quel est ton prénom ?
— Ça ne te regarde pas.
Il s'esclaffe, je fronce les sourcils. Je devrais songer à changer de banc. Je balaie le parc du regard, défaitiste ; le seul banc qui n'est pas couvert de neige est celui sur lequel je suis assise, grâce à l'immense chêne qui le protège.
Et puis je n'ai pas à changer de banc pour lui.
Si je désire lire et fumer sur ce banc, alors je lirai et fumerai sur ce banc et pas un autre. Il rapporte son attention sur le paysage blanc en face de nous, avant de se retourner à nouveau vers moi.
— Sérieusement ?
— Sérieusement quoi ? je répète, agacée par cette conversation bien trop longue à mon goût.
— Tu ne vas pas me dire comment tu t'appelles ?
— Je ne te le dirais pas, même si tu étais la dernière personne vivante sur Terre.
— Aïe.
S'il y a bien une chose que je déteste par-dessus tout, c'est de faire connaissance avec quelqu'un.
Et le blond est bien loin d'être une exception.
Je n'ai jamais été très douée en termes de relation sociale, mais encore une fois ; cela me convient très bien. Je préfère mille fois rester seule que de devoir entretenir une conversation avec qui que ce soit.
— Tu ne me demandes pas comment je m'appelle ? je lève la tête.
Il le fait exprès ?
— Ai-je l'air d'avoir envie de le savoir ? je fausse un sourire.
Il prend une grande inspiration, ses lèvres violacées tremblotent avec le froid. Et alors que j'ai enfin l'impression que le silence réintègre peu à peu l'atmosphère, il détache ses lèvres pour la centième fois depuis que je l'ai réprimandé.
— Eh bien, je m'appelle Roméo.
Roméo.
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Tomorrow Never Dies
RomanceUn petit banc en bois foncé au bord de Riverside Park, voilà où Opal se rend tous les soirs après les cours. Elle s'y assoit pour lire un livre, fumer une cigarette, ou bien tout simplement réfléchir. Opal a pour habitude de s'y retrouver seule, ma...