Chapitre 29 • Le Petit Banc en Bois

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Les lamelles de mes stores découpent les rayons de soleil qui glissent à travers ma fenêtre. Les couvertures de mon lit sont chaudes et moelleuses contre ma peau. La seule source sonore provient de la pelle à neige d'un voisin qui dégage son allée. Nous sommes vendredi, en plein milieu du mois de février. La transition entre l'hiver et le printemps n'est pas encore sur le point de s'installer, et pourtant le soleil brille dehors comme s'il s'en fichait.

Une semaine.

Cela fait une semaine que Roméo est parti.

Cela fait-il seulement une semaine ?

Je suppose que le temps passe moins vite lorsqu'on manque de sommeil avec un surplus de tristesse. Au cours de ces derniers jours, j'ai l'impression d'avoir suivi le mouvement ; chaque journée ne devient pas plus facile, mais ça ne devient pas non plus, plus difficile. Chaque matin, je me réveille, je peine à sortir du lit. J'essaie de manger quelque chose, mais je me contente en général de quelques céréales et d'une demi-tasse de café. Je vais à la fac, je travaille puis je rentre à la maison.

Le vendredi et le samedi, je me rends à la maison d'édition pour travailler aux côtés de quelques stagiaires ; mon père est persuadé que ça me changera les idées. Alors, je le crois, j'essaie d'occuper mon esprit pour ne plus penser à lui.

J'ai l'impression que ça fait une éternité que je ne l'ai pas vu. Parfois j'oublie même à quoi il ressemblait et cela me fait peur. Je me redresse pour regarder le monde ensoleillé par la fenêtre. Toute ma vie, j'ai pensé que cette ville était paisible. Il y a quelques mois en arrière, en étudiant le paysage après une tempête, j'aurais pensé qu'il avait l'air rafraîchi. Maintenant, il semble juste sombre et obscur.

Je n'ai pas fait grand-chose au cours de la semaine qui vient de s'écoulée. Il m'est arrivé de sortir courir avec Manelle après les cours, puisque les rendez-vous perpétuels avec le blond se sont effacés eux aussi. Marzia, quant à elle, occupe toujours une place dans ma vie.

J'ai pris l'habitude de promener Berlioz lorsqu'elle a besoin de temps pour se recentrer sur elle-même et son projet de bandes dessinées. Je suis heureuse d'avoir rencontré quelqu'un comme Marzia. C'est à ce genre de personne bien trop enjouée que je ne me serais jamais ouverte auparavant. Je suppose que c'est un agréable tournant de bénéficier de sa compagnie, désormais. La couleur auburn des ses cheveux s'est légèrement estompée avec le temps. Je remarque qu'elle a tenté de réparer son habituel chignon, mais dans quelques minutes, il redeviendra probablement le même chignon décoiffé qu'il est devenu depuis quelques jours.

Berlioz est particulièrement limpide lorsque je le ramène aux alentours de 11h30.

Peut-être que lui aussi apprend à faire le deuil de celui qu'il considérait autrefois comme son meilleur ami.

— Bonne journée, Opal.

Le séjour est terriblement calme, tout à fait différent de la dernière fois que je suis venue ici. Il n'y a pas une âme vivante en vue, juste le premier étage vide en haut des escaliers à ma gauche, qui, je le sais, mène à la chambre de Roméo. Le sapin de noël occupe toujours une place dans le salon, guirlandes éteintes. Seule la lumière naturelle à travers la fenêtre parvient à atteindre l'entrée, elle habille la pièce d'un quelconque semblant de vie. J'écoute de tout mon possible le moindre son qui pourrait provenir de l'étage.

Mais il n'y en a aucun, il demeure silencieux.

L'ombre d'un sourire se discerne sur le visage de Marzia pour la première fois depuis des jours, lorsqu'elle remplit mon assiette de spaghettisaux pesto. J'ouvre la bouche pour la remercier, mais ma langue est lourde derrière mes dents ; je me contente de retourner sa fraction de sourire.

Mon regard s'affaisse sur le fond de mon assiette, tout en moi devient léthargique. Je ne distingue plus réellement l'image de ma fourchette enroulée autour d'une poignée de spaghettis que je viens à peine de former.

Tout ce que je vois c'est le sourire inextinguible de Roméo, qui me présente fièrement le plat qu'il vient de concocter. J'essaie malgré tout de sortir de mon imagination pour me concentrer sur Marzia, qui met tout en œuvre pour garder la façade joviale qu'elle a l'habitude de refléter.

"Je suis désolée."

C'est tout ce que je pense pouvoir lui dire.

Mais comment pourrais-je lui dire qu'être ici ne fait que m'affaiblir ?

Comment pourrais-je lui dire que cette maison n'est désormais plus qu'un douloureux souvenir ?

Comment pourrais-je lui dire qu'à chaque fois que je marche à travers le couloir, j'imagine Roméo, mourant, allongé sur son lit ?

Je ne veux pas paraître égoïste, alors je ne dis rien.

Elle baisse les yeux sur sa tasse de thé, ses doigts se pressent contre ses tempes. Et puis, d'une manière inattendue, elle finit par prendre la parole.

— Opal, il y a quelque chose que je voudrais te montrer.

Marzia m'entraîne en haut des escaliers dans la direction que je ne connais que trop bien. Elle atteint le sommet de l'escalier mais je suis obligée de m'arrêter pour reprendre mon souffle, un moment. C'est une sensation étrange et étrangère de regarder autour de la pièce inhabitée parce que tout est intact ; le tabouret en velours noir aux pieds du piano à queue dans le coin au fond de la chambre.

Les diverses pochettes colorées des CD farcies sur l'étagère en chêne. Et les grandes fenêtres, qui plongent sur le Lac d'Ontario. J'ai soudain l'impression que Roméo peut débarquer d'une minute à l'autre et cette perspective m'effraye sans fin. D'un mouvement las, Marzia balaie la surface de la commode à côté de la porte.

— Je n'ai pas réussi à aller dans sa chambre avant ce matin. (Je sens d'ici son pincement au cœur.) Mais j'ai trouvé ça, en faisant un peu de rangement.

Mon propre cœur se serre à son tour.

C'est un carnet.

— Alors je l'ai ouvert, et j'ai aperçu un post-it avec ton prénom inscrit dessus. Je suppose que, d'une manière ou d'une autre, il souhaitait que tu le récupères.

Elle me glisse le bouquin entre les mains. Mes yeux ne se détachent pas de la couverture en cuir. Une grande partie de moi désire le lire sur-le-champ ; mémoriser chacun des mots sur chacune des pages. Mais je sais que mon état émotionnel est si fragile que l'ouvrir à cet instant ne ferait que détruire les murs soigneusement construits autour de ma poitrine. Je prends alors la sage décision de le plonger dans mon sac, dans l'attente du moment parfait pour décortiquer les pages.

Je m'aventure hors de la maison, m'engouffre dans le siège conducteur. Ça me rappelle une des fois où nous avons pris la route avec Roméo, affalé sur le siège passager à côté de moi. Il se plaignait sans arrêt des chansons qui passaient à la radio. En sortant du véhicule, je déverse le contenu de mon paquet de cigarettes dans la poubelle du parking.

"Le hasard n'existe pas, tout est écrit à l'avance."

Tu as toujours cru au destin, mais moi je crois en la réalité. Alors, pour toi Roméo, j'ai décidé de vivre.

Tomorrow Never DiesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant