Contrairement à mon habitude, je ne me dirige pas en premier vers le petit banc en bois au coin du parc. Mon paquet de cigarettes presque vide, c'est en direction du bureau de tabac le plus proche que je m'oriente en priorité. Un carillon doré accompagne la porte d'une douce mélodie.
— Bonjour, un paquet de cigarettes, s'il vous plaît.
Je m'avance avec précaution vers l'imposante corpulence du buraliste ; sa barbe est si longue qu'on manquerait de se prendre les pieds dedans.
— Marque ?
Une vieille odeur d'alcool s'échappe de sa bouche, je réprime un sentiment de dégout lorsqu'elle atteint mes narines.
— Next Blue.
Une ancre bleu marine se détache de la couleur de son avant-bras. Je me demande s'il était marin dans une autre vie ou s'il a juste succombé à la tendance étant plus jeune. Je profite du court instant où il est dos à moi pour me frotter le nez.
— 11,80$, lâche-t-il blasé.
Je pose la somme sur le comptoir, dans le silence. Seul le tintement résonne derrière moi lorsque je sollicite la porte une nouvelle fois. J'enroule mes bras entour de mon corps, en quête d'un semblant de chaleur.
-4°C m'indique mon téléphone.
Originaire de l'Ontario, je devrais être plus qu'habituée au froid et aux intempéries. Mais force est de constater que je suis autant sujette au froid que je l'ai toujours été. J'aimerais déménager ailleurs ; dans un endroit où le soleil brillerait tous les jours qu'on n'aurait jamais à porter de veste. Je glisse une cigarette entre mes lèvres abîmées par le froid.
Peut-être le verrais-je, peut-être pas, peu importe.
Mon esprit vagabonde et c'est le petit parc que j'aborde une fois avoir dépassé le carrefour de Marsh Drive et McFee Street. Plus déterminée que jamais à ne pas me laisser marcher sur les pieds par le temps défavorable de Belleville.
Roméo est là, assis de son côté du banc, le regard vague. Que je l'admette ou non, j'ai déjà remarqué certaines choses à son propos. Comme le fait qu'il garde toujours les yeux rivés vers les arbres, devant lui, sans jamais bouger d'un pouce. Je me demande à quoi il peut bien penser pendant des heures, curieusement cela m'intéresse. Il m'a l'air tellement englouti par ses pensées que je me sens presque de trop à m'asseoir sur la partie du banc disponible.
— Tu es en retard.
Puis aussitôt, il redevient ce garçon insolent pour qui je ferai tout mon possible pour ne plus avoir à entendre le son agaçant de sa voix.
— Nous n'avions pas rendez-vous.
Je roule des yeux.
Roméo sourit.
Une autre chose à laquelle j'ai prêté attention le concernant ; il ne peut s'empêcher de sourire dans toutes les situations possibles et inimaginables. Un nouveau point que je déteste chez lui.
— Tu sais à force de rouler des yeux, ils vont finir par se détacher de ton visage.
Je rapporte mon attention sur le blond, roule des yeux une seconde fois puis pose mon bouquin sur mes genoux et expire une bouffée de cigarette.
— Je peux savoir ce que tu lis ?
J'incline la couverture, sans détourner le regard de ma ligne, de sorte à ce qu'il puisse lire le titre par lui-même.
— Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur. (Il redresse la tête.) Mmh... J'ai lu mieux.
Son dos tombe avec lourdeur contre le dossier du banc. Broyer l'ensemble de mes organes au mixeur serait sans aucun doute plus agréable que de devoir entretenir cette conversation. Malgré tout, je suis curieuse d'apprendre quels livres je pourrais ajouter à ma liste de lecture.
— Ah oui ? je hausse un sourcil.
— Tout à fait, déclare-t-il sûr de lui.
— Et quoi donc ?
Pour la première fois, je prends le temps de le regarder dans les yeux. Ses iris océan rencontrent les miens et je remarque aussitôt les cernes violacés sous ses yeux. Ils sont encore plus marqués que la dernière fois, créant un contraste étrange avec son sourire rayonnant.
Si je m'inquiétais pour lui, je lui demanderais s'il dort bien la nuit, si quelque chose le tracasse, ou l'empêche de dormir suffisamment.
Mais je suis tout sauf inquiète alors je ne m'en préoccupe pas.
— Autant En Emporte Le Vent est pour moi le meilleur roman qui n'ait jamais existé.
— Tu n'es pas sérieux ? je me moque.
Son sourire disparaît pour laisser place à un visage de marbre.
— Avec le temps, tu apprendras à ne jamais douter de moi.
— Scarlett est le pire personnage de fiction que je n'aie jamais connu, elle est égoïste et méchante. C'est une midinette sentimentale, qui n'écoute que ses tripes et jamais sa tête.
— Ne Tirez Pas Sur L'oiseau Moqueur fait juste un portrait de la société raciste et ségrégationniste du Sud des États-Unis à cette époque, sans pour autant apporter un réel intérêt à l'histoire.
— Parce que Scarlett apporte un réel intérêt à l'histoire, selon toi ?
— Les héros sont nuls de toute façon.
Je manque de m'étouffer avec ma propre salive.
— Comment peux-tu oser penser ça ? Les héros font l'histoire !
— Non, les méchants font l'histoire, en causant des problèmes. Les héros meurent à la fin. Ils se brisent sur les mauvaises choses qui se produisent, les gens qu'ils ne pouvaient pas sauver. Les méchants disent merde à tout ça, et continuent à vivre comme ils le veulent.
— Eh bien, je dirais que c'est un discours surprenant de la part de quelqu'un qui porte le nom d'un de ces héros populaires qui meure à la fin mais...
— Es-tu en train de me catégoriser à cause de mon prénom ?
Un rictus se forme au coin de ses lèvres.
— Laisse-moi juste te dire que tu n'as certainement pas lu les bons romans, j'insiste. En tant qu'étudiante en lettres, j'ai lu des centaines de bouquins alors crois-moi, je suis la mieux placée pour te dire que ce que tu soulignes n'a aucun sens.
— Ce n'est que mon point de vue.
Il se tourne vers moi et m'oblige, par la même occasion, à ne pas détourner le regard de ses pupilles dilatées. Je ne réponds rien car je n'ai rien à répondre à ça, alors nous restons quelques minutes dans cette même position sans échanger un mot. Ce n'est pas comme si je désirais poursuivre cette conversation de toute façon.
— Eh bien... ose-t-il enfin prononcer. Maintenant je sais que tu es capable de parler. Je t'ai énervée n'est-ce pas ?
Je me détends contre le dossier du banc. Mon corps percute le bois dans ce même grincement strident.
— Il en faut plus pour m'énerver, tu sais.
— Vraiment ? renchérit-il, une lueur de défi dans le regard.
— Vraiment, je maintiens. Je ne peux simplement pas croire qu'Autant En Emporte Le Vent soit ton roman favori.
Son sourire s'élargit.
— Je ne le crois pas non plus. À vrai dire, je n'ai jamais lu ce bouquin.
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Tomorrow Never Dies
RomanceUn petit banc en bois foncé au bord de Riverside Park, voilà où Opal se rend tous les soirs après les cours. Elle s'y assoit pour lire un livre, fumer une cigarette, ou bien tout simplement réfléchir. Opal a pour habitude de s'y retrouver seule, ma...