Chapitre 18 • Soirée Décomposée

165 10 0
                                    

Je ne peux pas rester ici.

Je ne peux pas rester ici ne serait-ce qu'une seconde de plus.

Je sors en trombe de la maison et saute dans ma voiture. Mon esprit se focalise sur tout sauf la route, que j'en oublie presque d'attacher ma ceinture. Les arbres sont tous si monotones, infinis. Il y en a trop, trop allongeant la distance entre la maison de Roméo et la mienne.

Trois feux rouges grillés plus tard, je stationne sur le bord du trottoir. Je n'entends bientôt plus rien d'autre que ma propre respiration ainsi que mes propres pas sur le sentier goudronné. Je sonne à la porte.

Rien.

Je sonne une nouvelle fois.

Toujours rien.

Mon pouls s'accélère sous ma veste, je me mordille le bout des doigts. À mon plus grand étonnement, la poignée se déverrouille sous ma main. Je baigne dans le noir de la pièce, sombre et silencieuse.

La seule source de lumière provient des guirlandes colorées qui entourent le sapin. Mais contrairement à la dernière nuit que j'ai passée ici, l'atmosphère est tendue. Bien que je n'aie aucune idée de la raison qui se trame derrière tout cela.

— Il y a quelqu'un ? je demande hésitante.

Un aboiement.

Berlioz est ici.

Je m'approche de la source sonore ; ça provient de l'étage. Les marches défilent sous mes pieds, mon esprit s'emballe à chacun de mes pas. Je sais déjà que je ne dormirai pas beaucoup cette nuit, et même si je le fais, je ne dormirai pas bien. Je n'ai pas le temps de réfléchir plus longtemps qu'une lumière artificielle capture mon regard. Mes doigts glissent sur la porte qui s'entrouvre à leur contact. C'est à cet instant que mes yeux se posent sur la silhouette de Roméo.

Une mare de sang baigne le sol de la salle de bain.

La pièce regorge d'une puissante odeur de parfum alors que le liquide rouge s'infiltre entre les joints du carrelage. Je prends seulement conscience des morceaux de verre éparpillés sur le sol. Roméo est au milieu de la pièce, son dos repose contre la poitrine de Marzia qui essaye tant bien que mal de ne pas s'effondrer sous son poids. Il porte le même costume que celui qu'il avait à l'exposition de bandes dessinées, à un seul détail près qui est son nœud papillon, non pas de couleur bleu clair mais vert forêt.

— Opal, tu es là ! s'exclame Marzia lorsqu'elle remarque ma présence.

Son visage est tordu d'inquiétude. Ma main vole à ma bouche, entrouverte par le choque.

— Qu'est-ce que... Qu'est-ce qu'il...

Je suis incapable de formuler une quelconque phrase. Les mots se coincent dans ma gorge et mon cœur chute de plus bel à la vue des yeux à demi fermés du blond, qui se tord de douleur dans un toussotement cru. De fines traces de sang recouvrent la surface humide de ses lèvres entrouvertes.

J'ai besoin d'une cigarette, tout de suite, maintenant.

— Opal, Dolcezza, tu veux bien appeler le 911, s'il te plaît ?

Je hoche la tête machinalement, tire mon téléphone de la poche de ma doudoune puis compose le numéro. 1 sonnerie, 2 sonneries, 3 sonneries avant que quelqu'un ne finisse par décrocher. Je ne sais pas comment je trouve la force de prononcer quoi que ce soit, mais contre toute attente, je le fais.

— Venez vite, c'est une urgence, j'articule avec difficulté.

Je leur renseigne l'adresse sous les instructions de Marzia puisque je suis incapable de m'en rappeler moi-même. L'homme au bout du fil m'indique qu'ils seront sur place dans une dizaine de minutes. Ce n'est rien comparé à ce que j'ai attendu plus tôt, mais c'est déjà bien trop long pour mes yeux, qui pour un bref instant, réussissent à échapper à la vue de Roméo.

Mais maintenant, ils ne peuvent plus rester à l'écart. Mon cœur gonfle face à son état second, même si cela ne fait que quelques secondes depuis la dernière. Mon regard retombe sur Marzia, qui balaye quelques mèches dorées du visage de son fils. La cornée de mes yeux me pique, il fait chaud, très chaud. Mon corps entier se met à osciller à la voix tremblante de Roméo.

— Ma... Maman ? bafouille-t-il.

Marzia le serre un peu plus fort dans ses bras.

Andrà tutto bene, Tesoro. Ça va aller.

Berlioz est dans le couloir, la tête penchée sur le côté, il étudie la scène avec incompréhension. Je suis certaine que même s'il n'a pas vraiment conscience de ce qui est en train de se produire, il est tout aussi inquiet que nous. Je le vois dans son regard lorsque ses yeux vairons se posent sur Roméo, à moitié inconscient.

J'ai l'impression d'avoir été frappée. Je ne parviens pas à entendre le bruit des gens dans l'allée ou de l'ambulance qui hurle en projetant ses lumières rouges et bleues sur la façade de la maison. Je n'entends que les battements enflammés de mon cœur. Tout est allé si vite que je n'ai à peine le temps de réaliser ce qui est en train de se produire. Pourtant, j'ai l'impression que la scène se passe au ralenti, ma voix est aiguë et saccadée alors qu'une innombrable quantité d'ambulanciers se déplace petit à petit autour du brancard de Roméo pour l'enfoncer au fond du véhicule.

Marzia se tient à mes côtés, elle maintient coûte que coûte son air réifié pour créer l'illusion que tout va bien. J'ai tellement de choses à lui demander à ce moment-là, mais toutes mes pensées se mettent de côté lorsque les portières de l'ambulance se referment sur Roméo. Les médecins entourent la maison, ils ne cessent de crier des ordres à travers leurs talkies-walkies.

Je sens tout à coup une blessure s'ouvrir en moi, un énorme vide que j'ai pris des années à combattre. Il est de retour, encore plus fort et plus profond que jamais. Mon esprit est pris d'assaut par une nouvelle vague d'inquiétude.

La main réconfortante de Marzia se pose au sommet de mon épaule puis me masse, doucement. Sans hésiter, je jette mes bras autour de son cou et enfouis ma tête au creux de sa clavicule. Elle resserre mon étreinte, avec faiblesse.

— Il va s'en sortir, n'est-ce pas ?

Mes mots s'étouffent dans son pull. Marzia recule pour caresser ma joue du bout de ses doigts gelés.

Dolcezza...

Elle s'éclaircit la gorge. Ses pupilles qui respirent les couleurs de l'ambulance, voyagent entre le véhicule et moi avant qu'elle ne rapporte sont attention sur mes propres yeux, un sourire dissimulé aux coins des lèvres.

Un sourire qui reflète la façon dont elle doit elle-même me percevoir.

Il est au stade III.

Tomorrow Never DiesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant