Le Dernier Vol des Oiseaux de Sang | TERMINÉE

Chapitre 2 - Partie I

Roxane

— Mademoiselle Preston ! Vous voulez peut-être un oreiller et une couverture, tant qu'on y est ?

Je sursaute et me redresse, interloquée. Je balaie rapidement l'assistance du regard ; tout l'amphithéâtre a le visage braqué sur moi, si bien que j'ai l'impression d'être une véritable bête de foire. Quelques éclats de rire moqueur résonnent de part et d'autre de la salle. Je cligne des yeux et essaie de remettre mes idées en place, lorsque l'intervenant s'adresse une nouvelle fois à moi sur un ton grave.

— Je vous prie d'être attentive, Mademoiselle. Votre condition ne vous autorise pas tous les écarts.

Il reprend son discours, sans m'accorder plus de crédit. Je roule des yeux puis tente de me concentrer de nouveau sur le cours. L'histoire de l'art, le courant du romantisme, Delacroix et Géricault signant des chefs-d'œuvre intemporels, empreints des sentiments les plus profonds. La peur, le désespoir, le courage, le rêve... Je jette un regard furtif par la fenêtre et appuie mon visage sur ma main, songeuse. Moi je rêve d'escapades, d'aventures extraordinaires, de frisson et de danger. Quand j'étais petite, je passais des heures allongée dans le bureau de mon père, à contempler les peintures qui ornent encore ses murs. Je m'imaginais prendre part à ces épopées, tantôt naufragée, tantôt vagabonde dans des prairies colorées...

Je soupire longuement. Je voudrais tellement m'échapper, m'enfuir et changer de vie. Certes, je ne connais pas vraiment le malheur, mais je ne connais pas non plus le bonheur. Mon existence est réglée comme une horloge, il n'y a pas de place pour l'imprévu et il en a toujours été ainsi. Pourtant, mon vœu le plus cher est celui d'être totalement libre et indépendante, sans personne pour me dire comment vivre ma vie. Je veux savoir ce que l'on ressent lorsque l'on désire ardemment quelque chose sans pouvoir se l'offrir tout de suite. Cette délicieuse attente, qui semble être bien plus excitante que la finalité même. Je n'ai pas peur d'être déçue. Je veux simplement avoir le droit de ne pas tout avoir.

Le seul manque que j'ai, c'est celui de ma mère. Elle qui, un soir de juin, s'est vue arrachée à la vie par le tir d'un Glock 18, sur le quai d'une station de métro, à Brooklyn. Je n'avais que neuf ans à l'époque. Mon père a été anéanti par cette nouvelle et de mon côté, j'ai appris à vivre avec. J'ai appris à compenser la perte de cet être très cher du mieux que j'ai pu. Les milliards que papa a amassés pendant toutes ces années m'ont permis d'avoir différentes nounous et dames de compagnie au cours de ma vie. Mais aucune d'entre elles ne peut et n'a jamais pu remplacer ma mère.

Une larme roule sur ma joue sans que je m'en aperçoive.

— Roxane Preston ?

Je lève les yeux vers mon interlocuteur. Il s'agit d'un jeune homme d'approximativement mon âge qui me regarde avec un sourire bienveillant. Je me redresse et descends mon bras, encore surprise, puis acquiesce d'un mouvement de tête.

— Je m'appelle Jordan Miller. Le prof vient de composer les binômes pour le premier devoir de l'année. On est partenaire de travail.

— Quelle chance tu as !

— Pourquoi tu dis ça ?

Je rassemble mes affaires avec lassitude, en affichant un petit sourire au coin.

— Je suis pas vraiment une personne super cool, tu sais... J'ai que mon nom pour faire rêver.

Il éclate de rire, je lève des yeux interrogateurs vers lui. Son regard sur moi est doux et protecteur. Il a les cheveux blonds, fins et un visage d'ange.

— D'après ce que j'ai entendu aujourd'hui, tu sembles être une rêveuse ! Et c'est bien ce dont on a besoin pour un devoir sur l'art romantique, tu penses pas ?

J'émets un petit rire en même temps que lui. Il reprend ensuite, timidement :

— T'as pas l'air d'être comme les autres étudiants d'ici. Et je m'entends bien avec les personnes différentes en général, alors...

— T'en fais pas. Je suis sûre qu'on va bien s'entendre, toi et moi !

Il m'adresse un franc sourire que je lui rends aussitôt avant de me lever, et de le suivre hors de l'amphithéâtre déjà presque entièrement vide.