Chapitre 17 - Partie III

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Shane


La musique du club s'évanouit lentement jusqu'à résonner en sourdine lorsque je referme la porte derrière moi. La main appuyée contre le battant noir, je reste un instant immobile, le regard ancré sur la poignée. Mon cœur, éreinté par la pression, tambourine dans ma poitrine à en devenir douloureux. Je prends une profonde inspiration, puis me retourne vers le centre de la pièce dans laquelle je viens de m'engouffrer.

Ici non plus, rien n'a changé. La même angoisse sordide règne entre ces murs sobrement éclairés. Rien ne dépasse. La décoration très épurée est en parfaite adéquation avec la conscience glaciale du maître des lieux. Le plafond, plus bas que celui de la salle principale du Nest, est incrusté de petites lumières blanches qui scintillent comme des étoiles dans le ciel nocturne. Un large miroir aux moulures d'argent surplombe le bar privé, en face duquel se dresse l'estrade réservée aux danseuses préférées de Robin. Une cascade de frissons me remonte l'échine. Glorifié par les projecteurs qui convergent sur la barre de pole dance qui trône en son centre, l'autel de la sainte violence sur lequel a été sacrifiée ma candeur me nargue éhontément. Une goutte de sueur perle à mon front, mon souffle tremble ; les souvenirs se tiennent aux portes de ma conscience, prêts à bondir comme des chiens enragés et à dévorer ce qu'il reste de mon âme.

Comme ce même soir il y a neuf ans, l'estrade est auréolée de deux fauteuils et d'un large canapé en velours noir. Je fais un pas vers lui, puis un autre. Le barman est en train de disposer un seau à champagne et deux flûtes en cristal étincelantes sur la petite table en marbre, juxtaposée à la scène. Lorsqu'il se redresse, il dévoile enfin à ma vue un Robin affalé sur le sofa, en compagnie d'une superbe rousse très enthousiaste. Je baisse mon visage sur mes pieds ; subir une énième humiliation devant les chiens de garde de son compagnon, voilà ce qui a donc poussé Zara à quitter les lieux en larmes quelques minutes plus tôt. Mon cœur se serre dans ma poitrine. Je secoue la tête ; hors de question de se laisser déstabiliser maintenant. Il faut en finir, le plus rapidement possible.

Je prends une profonde inspiration puis m'avance jusqu'au premier fauteuil, tout en prenant garde à ne jamais poser les yeux sur l'insolente estrade illuminée sur ma droite. L'employé me jette un bref coup d'œil interrogatif avant de retourner derrière son comptoir, sans dire un mot. La jeune femme s'est maintenant installée sur les genoux de Robin me masquant entièrement à sa vue. Nerveux, je passe une main dans mes cheveux puis rassemble tout mon courage avant de m'éclaircir la voix pour signaler ma présence.

Aussitôt, la rousse sursaute et se retourne, cachant maladroitement sa poitrine dénudée. Robin pose alors les yeux sur moi. Je tressaille ; son regard de glace me scanne de la tête aux pieds. Il reste muré dans une colère silencieuse et l'angoisse s'immisce un peu plus en moi à chaque seconde qui passe.

— Qu'est-ce que tu fais là, toi...

Mon cœur rate un battement. Sa voix est grave et grinçante, accablante de mépris et d'orgueil. J'ai osé interrompre ses frasques dans son propre royaume, dès lors je sais que je ne resterai pas impuni. Il ne me quitte pas des yeux. Ses iris brillent des quantités d'alcool qu'il a déjà ingurgitées. Je tente alors de rassembler mes esprits empêtrés dans la peur et commence, sur un ton calme :

— J'ai la marchandise de ce soir.

Je laisse lourdement tomber le sac de sport à ses pieds. Il s'en désintéresse totalement et ne dévie pas son regard.

— Bien. Maintenant la vraie raison. Tout de suite.

Je pince les lèvres ; Robin est loin d'être dupe. Terrassé par la haine qui foisonne dans ses pupilles, je suis incapable d'articuler un traître mot. Je secoue furtivement la tête ; il faut à tout prix que je me reprenne. Face à mon silence, il se penche légèrement sur le côté pour observer autour de moi avant de commencer, sur un ton las :

Le Dernier Vol des Oiseaux de Sang | TERMINÉEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant