Chapitre 8 - Partie I

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Une semaine plus tard


Roxane


— Bien mademoiselle Preston, nous allons commencer. Mettez-vous à l'aise. Détendez-vous. Inspirez profondément, puis expirez lentement.

Je déteste cet endroit. Ce lieu est d'une laideur sans nom. Les murs sont recouverts d'une horrible peinture rouge, oscillant entre le bordeaux et le vermeil. Une plante verte aux feuilles jaunies est disposée dans un coin de la pièce. Ses branches semblent s'étirer sur le côté pour atteindre désespérément le peu de lumière qui entre par la petite fenêtre, elle-même ornée de vieux rideaux gris. Ou bien sont-ils beiges ?

— Je voudrais que vous imaginiez un lieu magnifique, calme et rassurant. Un lieu où vous pourriez vous laisser aller sans contrainte. Un havre de paix pour votre corps et votre esprit.

Je ferme les yeux. À la fois pour m'épargner le désolant triomphe du mauvais goût qui s'étale tout autour de moi, mais aussi pour m'échapper le plus loin possible de cet endroit par la pensée.

— Rien ne peut vous arriver, vous êtes en parfaite sécurité.

Je pousse un profond soupir et croise les bras sur ma poitrine en me tortillant légèrement ; ce canapé est beaucoup trop dur pour mon dos. Le cuir colle à la peau nue de mes épaules et je grimace, en me demandant combien de personnes grasses et suantes se sont allongées ici avant moi.

— Maintenant Roxane, j'aimerais que vous me parliez de votre dernière crise.

Mes paupières s'ouvrent sur le mur en face de moi. Esquirol, figé dans un masque de bonhomie éternelle et préservé dans un petit cadre en étain, me fixe de ses yeux globuleux. Je reprends, sans vraiment prêter attention à mes propos :

— C'était quelque temps après celle dont je vous ai déjà parlé. J'étais avec... J'étais dans un bar, un soir.

— Vous n'étiez pas seule.

— Je suis rarement seule dans un bar.

Amusé par ma réponse, il glousse discrètement derrière moi. Je roule des yeux.

— Décrivez-moi ce que vous avez ressenti, Mademoiselle Preston.

— Rien, je n'ai rien ressenti. Je discutais. À un moment, j'ai entendu des ricanements dans mon dos, comme si on se moquait de moi. D'ailleurs, on se moquait de moi. Enfin... Vous m'avez comprise.

— Oui, continuez.

— Ensuite, comme d'habitude. Les sueurs froides, les tremblements, les migraines... Et puis les voix.

J'hésite quelques secondes avant de reprendre, le timbre fébrile :

— Un peu plus tard dans la soirée, je me suis rendue dans un vieil immeuble. Et au moment de monter les escaliers, j'ai vu des dizaines et des dizaines de rats dévaler les marches. Je les ai vus se grimper dessus, se mordre jusqu'au sang... Ils se ruaient vers moi.

Je marque un nouveau temps d'arrêt et ferme un instant les yeux. Depuis que je suis toute petite, je suis confrontée à ces démons intérieurs qui se jouent de moi et prennent un malin plaisir à torturer mon esprit déjà confus. Pendant toutes ces années, j'ai dû apprendre à discerner le vrai du faux, la vérité du mensonge, l'indubitable existence de mon enfer. J'ai appris à déceler ce qui est réel, et ces rats ne l'étaient pas. Non, ils ne l'étaient pas. Mon médecin griffonne quelques notes sur son calepin avant de reprendre :

— Je vois. Et avez-vous réussi à identifier un facteur déclencheur de cette crise ?

Je souffle sèchement. Encore et toujours les mêmes questions stupides. Mes yeux croisent ceux d'Esquirol et je détourne la tête, cherchant vainement une échappatoire. Le bruit du frottement du cuir derrière moi m'indique que mon interlocuteur s'est enfoncé confortablement dans son fauteuil, probablement dans l'attente de la suite de mon monologue. Il attend patiemment que je lui dévoile toutes les souffrances que j'ai pu ressentir au point de déclencher une nouvelle crise. Mais il n'y avait pas que les rats, les moqueries ou les vertiges ce soir-là. Il y avait aussi cette douce mélodie de charleston, le vent frais de la nuit sur mes joues, les lumières du pont de Brooklyn, les effluves d'un parfum, une étincelle de malice dans des prunelles émeraude... Tant de souvenirs si précieux que je refuse de laisser souiller par de nouvelles affabulations psychiatriques rocambolesques. Je prends alors une profonde inspiration avant de rétorquer froidement :

— Je ne sais pas. Tout ce dont je suis sûre, c'est que cette crise a disparu quand j'ai découvert le lieu que vous m'avez demandé d'imaginer tout à l'heure. Un lieu calme, beau et apaisant. Elle a disparu parce que d'un seul coup, je me suis sentie libre. Parce que je n'étais plus jugée par qui que ce soit, je n'étais plus contrainte de quoi que ce soit. Je n'avais plus peur de mon passé ou de mon avenir. J'étais subjuguée par le moment présent, par la beauté du lieu et par...

Ce fichu portrait ! Est-ce qu'il va un jour arrêter de me fixer de la sorte ? Le docteur se redresse et trace quelques nouvelles lignes sur son calepin. Je pousse un profond soupir et focalise mon attention sur le plafond en pestant intérieurement.

— Continuez Roxane. Par quoi d'autre ?

— Rien.

— S'il vous plaît. Ne refoulez pas vos pensées. Exprimez-vous.

Ce fichu portrait et ce fichu canapé, c'en est trop ! Je me redresse brusquement, arrachant mes épaules nues au cuir collant, tout en répliquant agressivement :

— Par la présence de quelqu'un qui ne cherche pas à savoir ce que je pense toutes les trois minutes, pour au final me prescrire les mêmes médicaments inutiles que depuis toutes ces années et me dire à mercredi prochain. Vous ne comprenez pas ce que je dis, vous ne voulez pas comprendre. Ce qui a stoppé ma crise, comme la précédente, ce ne sont pas vos pilules. Ce sont des gestes, des mots, des lieux, des personnes. Mais ça, vous avez du mal à l'accepter pas vrai ? Vous avez du mal à accepter que depuis toutes ces années, votre pseudo thérapie ne sert à rien du tout, à part à gaver votre porte-monnaie de vieil escroc !

Il reste un court instant bouche bée devant ma réaction. Sans lui laisser le temps de se remettre, je me lève et récupère ma veste et mon sac à main d'où j'extirpe cinq coupures de cent dollars. Confus, il bafouille alors :

— Mademoiselle Preston, ne le prenez pas comme ça, je vous en prie. Revenez. Je suis là pour vous aider, je...

— C'est combien déjà ? Cent dollars la séance ?

Je lance l'ensemble des billets sur le bureau. Ils glissent sur le plateau de chêne verni et terminent leur course sur le plancher vieilli.

— Tenez. Et utilisez donc les quatre cents dollars de plus pour refaire la décoration de cette pièce, elle me fout la nausée. Comme vous et vos saletés de pilules d'ailleurs.

Il reste prostré dans son fauteuil, ne trouvant pas les mots pour répondre et c'est tant mieux. Je ne veux plus rien entendre de lui, je ne veux plus jamais avoir affaire à lui. Je tourne les talons et quitte alors la pièce en claquant la porte.

Je sais maintenant, j'en suis sûre. Ma guérison ne se fera pas avec lui. Pas avec lui.

Le Dernier Vol des Oiseaux de Sang | TERMINÉEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant