Le Dernier Vol des Oiseaux de Sang | TERMINÉE

Chapitre 10 - Partie III

Shane

Mes pas résonnent sur le quai désert du port. Les lumières de la ville faiblissent peu à peu et le ciel de New York est à présent plus noir que de l'encre. La lune et les étoiles sont voilées par d'énormes nuages qui privent chaque être vivant de leur douce aura rassurante.

Il est quatre heures du matin. L'heure où les ténèbres semblent s'être définitivement emparées de la terre et célèbrent ainsi leur sinistre victoire, avant d'être de nouveau expédiées aux enfers par la puissante clarté du soleil.

Je m'engouffre dans le repère de la bande, où règne une atmosphère tout aussi inquiétante que cette même nuit. Trois bougies, disposées sur les caisses devant le canapé, éclairent Robin d'une lueur presque mystique. Les ombres sur son visage ne font qu'accentuer ses traits, crispés par sa folie croissante. Il m'observe, me guette, presque comme un prédateur, alors que je m'avance vers lui. Arrivé à sa hauteur, je pose mon sac sur les caisses, avant de me laisser tomber sur un fauteuil, sans dire un mot. Je suis épuisé par cette journée et par cette nuit. Je veux en finir le plus vite possible.

Le Rouge-Gorge ne prête plus aucune attention à ma présence, ni même au sac devant lui. Torse nu, il fait rouler entre ses doigts ce qui ressemble à un joint de cannabis. Au même moment, Zara surgit de l'ombre, des bandages entre les mains. Elle m'adresse un sourire discret, puis s'emploie à retirer le pansement qui couvre la blessure à l'épaule du Rouge-Gorge. Visiblement, le coup de feu de la soirée chez Jack n'a pas raté sa cible. Robin grimace quand elle commence à nettoyer les pourtours de la plaie avec délicatesse. Puis, il se penche pour allumer le joint à la flamme de l'une des bougies et tire une profonde bouffée de fumée blanche.

— Alors, voyons voir ce que tu m'as ramené cette fois-ci...

D'un signe de tête, il me presse d'ouvrir le sac. Je retire mes gants de cuir, puis dézippe la fermeture éclair pour en sortir le précieux tube en silicone, qui veille jalousement sur ma dernière trouvaille de la soirée. Avec des gestes délicats, j'en extrais le trésor, que je déroule ensuite avec la plus grande précaution devant les yeux brillants d'avidité de Robin.

La « Pyramide des Crânes » de Cézanne. Trois crânes, entassés dans un décor lugubre, l'un dominant largement les deux autres... Quelle ironie. Robin effleure du bout des doigts les contours des ossements, sans un mot. Il se contente d'aspirer des bouffées hargneuses de son joint. À la lueur des flammes et entre les mains d'un psychopathe en puissance, cette toile dégage une aura d'autant plus morbide.

Zara aussi se penche en avant, pour contempler le chef-d'œuvre. La beauté de la peinture la trouble, si bien qu'elle en oublie la précision de ses gestes. Ses doigts appuient malencontreusement contre la plaie de Robin et lui arrachent un râle glaçant, mêlant rage et douleur. Je sursaute, ramenant instinctivement la toile vers moi. Zara se recule dans la précipitation, se rendant compte de son erreur à brûle-pourpoint, mais trop tard. Furibond, le Rouge-Gorge se lève du canapé et lui assène une énorme gifle, cinglante. Elle trébuche et s'étale sur le sol froid du hangar. Le temps s'arrête. Robin repose les yeux sur moi, son regard me fusille. Je réalise que je suis à présent debout, prêt à intervenir. Mon cœur rate un battement et Z me dévisage, en proie à une profonde panique, tout en se tenant la joue de sa main. Son visage est inondé de larmes silencieuses.

— Oui, Shane ?

Je reporte mon attention sur Robin qui se tient fermement le bras et dont le regard noir dévore à présent mon être tout entier. Je reste immobile, le cœur battant à une vitesse folle. Mais qu'est-ce qui m'a pris ? Bon sang, qu'est-ce qui m'a pris. Le Rouge-Gorge s'approche de moi sans me quitter des yeux. La peur grignote les plus infimes parties de ma conscience et je lis sur son visage que ma torture ne fait que commencer. Toujours à terre, Zara se redresse avec peine et s'adosse à l'accoudoir du canapé, en silence. Robin n'y prête aucune attention. Jusqu'à nouvel ordre, sa proie, c'est moi.