Chapitre 11 - Partie I

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Quatre jours plus tard


Roxane


Il est 20 heure. Je piétine nerveusement sur le trottoir de la 65e, en guettant l'angle avec Park Avenue. Jordan ne devrait plus tarder à arriver. Je resserre un peu plus mon poing sur le col de mon trench ; les nuits sont encore fraîches et la brise nocturne, qui s'engouffre entre les buildings de l'Upper East Side, s'infiltre sous le tissu et mord ma peau avec véhémence. Qu'importe. La douleur que le froid inflige à mon enveloppe corporelle ne peut qu'adoucir celle qui me ronge le cœur depuis quatre jours.

Je déglutis et secoue la tête pour chasser les spectres aux reflets émeraude qui encombrent encore mon esprit. Il y a quatre jours et pendant une fraction de seconde, j'ai cru que mes sentiments avaient raison. J'ai cru qu'il était celui qu'il me faut. Qu'il pensait la même chose que moi. Qu'il me sauverait de mon enfer... Mais j'ai fait fausse route. Je me suis lourdement trompée et depuis, mon cœur s'est muré dans un silence de mort qui oppresse ma cage thoracique. Je déglutis avec difficulté, tentant vainement de maîtriser les tremblements de ma mâchoire serrée, l'ultime rempart au sanglot qui obstrue ma gorge.

Une ombre surgit au coin de la rue et s'avance vers moi d'un pas pressé, me forçant du même coup à délaisser mes pensées mélancoliques. La silhouette de Jordan se dessine un peu mieux à chaque seconde qui passe. Je souris devant son allure de dandy veule et gauche qui le caractérise si bien. Il porte un complet bleu marine et ne manque pas de charme ou d'élégance. Son sourire gêné illumine son visage alors qu'il n'est plus qu'à quelques centimètres. Moi, je me contente de ravaler ma peine et de revêtir une nouvelle fois mon masque de joie.

— Rox ! Excuse-moi, je suis en retard. J'espère que tu ne m'attends pas depuis longtemps ?

— Non, non. Je ne suis là que depuis quelques minutes.

Je balaie le sol du regard, comme pour disperser les dernières miettes de mon mensonge, puis adresse un sourire contrit à Jordan qui, nonobstant, s'empresse de m'ouvrir la voie vers l'entrée du restaurant.

Daniel. Le restaurant le plus coté de New York. Les gigantesques colonnes de marbre blanc veillent jalousement sur des tables rondes, ornées de nappes en coton virginales. L'argenterie scintille au moins autant que les verres en cristal, disposés avec un écart presque mathématique. Les lustres modernes contrastent avec l'élégance classique, à la française, qui émane du lieu. Ce restaurant, qui symbolise à lui seul tout ce qui a toujours fait mon quotidien. Tout ce qui m'étouffe et m'emprisonne depuis tant d'années. Tout ce que je voulais fuir il y a encore quelques jours tout au plus.

À peine avons-nous franchi le seuil que le maître d'hôtel s'empresse de nous accueillir avec le même raffinement qui caractérise l'endroit. Jordan annonce son nom, tandis qu'une serveuse m'invite poliment à retirer mon trench. Je m'exécute, laissant enfin apparaître la courte robe noire, scintillante et au dos nu vertigineux que mon père m'a offerte pour mon dernier anniversaire. La jeune fille m'adresse un sourire amical, puis s'éloigne avec mon manteau vers le vestiaire. Je reste droite comme un piquet, figée derrière Jordan, les mains nerveusement agrippées à l'ourlet de ma robe. Lorsqu'il se retourne, mon ami se stoppe net et ouvre des yeux ronds. Mon cœur s'accélère quand il finit par balbutier :

— Wow Rox, tu es... magnifique.

Dieu sait à quel point je ne sais pas recevoir ce genre de compliment. Je me contente alors de hocher la tête, avant de suivre le maître d'hôtel qui nous guide jusqu'à notre table. En passant, je dévisage les autres clients installés dans le restaurant. Tous plus vieux les uns que les autres, tous plus riches les uns que les autres, tous plus communs et barbant les uns que les autres... Je prends une profonde inspiration et me concentre pour ne pas laisser les quelques bribes d'ombres de liberté envahir de nouveau mes pensées.

Le Dernier Vol des Oiseaux de Sang | TERMINÉEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant