Chapitre 9 - Partie I

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Roxane


Le tic-tac infernal de l'horloge murale résonne inlassablement dans ma tête. Assise dans l'une des nombreuses petites salles de cours du Dodge Hall, je laisse mon regard se perdre dans le vide en direction de l'œuvre projetée sur le mur blanc, en face de moi. Jordan, installé à la table presque attenante à la mienne, fait nerveusement tourner son stylo entre ses doigts, la tête appuyée dans sa main gauche et les yeux rivés sur la feuille de note posée sur son bureau. Le reste de la classe est silencieux, chacun préparant avidement l'analyse la plus décousue possible de ce chef-d'œuvre incompris.

Moi, je suis incapable d'écrire quoi que ce soit. Aucun mot ne peut décrire ce que cette peinture m'inspire. Chaque courbe tracée par l'artiste, chaque ligne, chaque mélange subtil de couleur m'obsède, me fascine, me dérange, pour des raisons que je ne connais que trop bien.

— Bien. Vous avez eu assez de temps pour rédiger vos notes. Qui veut commencer ?

Notre professeur se lève de son fauteuil et s'avance vers nous avec lenteur. Je jette un rapide coup d'œil autour de moi ; le nombre de volontaires présents dans cette salle est totalement illusoire. Chacun tourne la tête vers l'autre, s'encourageant mutuellement à se désigner, mais rien n'y fait. Jordan tapote fébrilement son stylo contre ses doigts et je reste muette, prostrée sur ma chaise, la tête basse. Je n'ai jamais aimé parler en public. Encore moins quand il s'agit de présenter cette œuvre-là.

— Mademoiselle Preston. Je ne vous ai pas entendu depuis si longtemps que j'en ai presque oublié le son de votre voix. Je vous en prie.

Évidemment. Je roule discrètement des yeux tout en laissant lourdement tomber mon bras sur la table. Je sens les regards pesants d'Eddy et Joanna dans mon dos. Il faut dire que depuis quelques semaines, se moquer de moi et m'humilier en public est devenu un de leur passe-temps favori. Mon professeur m'encourage d'un signe de la main. Je m'éclaircis la voix, en même temps que des petits gloussements sournois retentissent dans mon dos. Bien réels cette fois. Jordan me lance un timide regard de biais et agite la tête en signe d'encouragement. Je baisse les yeux sur ma feuille vierge, puis les relève vers la projection sur le mur, en balbutiant :

— Bon. Très bien.

Mon professeur m'incite à me lever, mais j'ignore sa requête. S'il me faut en plus faire face aux regards de l'assistance, je ne tiendrais pas plus de cinq minutes.

— Edvard Munch est un peintre expressionniste norvégien. Il a créé ce tableau en 1893 et il en existe cinq versions différentes. Elles s'intègrent toutes dans sa « Frise de la Vie » qu'il a terminée en 1910.

Mes mains commencent à trembler, je les entrelace nerveusement.

— Celle-ci, c'est la première. Elle a été réalisée grâce à la technique de la tempera sur carton. « Le Cri » est une œuvre majeure de Munch et une des toiles les plus connues au monde...

Je n'ai aucune envie de rentrer dans les détails, mais le regard insistant de mon professeur et le poids de ceux de l'assistance m'obligent à développer mon argumentaire. Je prends alors une grande inspiration et dissimule discrètement mes mains sous le bureau.

— Munch était un homme profondément torturé. Il a perdu sa mère et sa sœur quand il était enfant. C'est de là que lui est venu son goût prononcé pour les représentations morbides, pour la solitude et la psychologie humaine dans ses plus sombres recoins...

Je griffe nerveusement le dos de ma main droite.

— La plupart de ses œuvres ont été inspirées par les pensées sur le pessimisme de Nietzsche ou Schopenhauer. Je crois que Munch tentait d'extérioriser ses traumatismes du passé à travers la peinture. Il crachait sur ses toiles toutes ses angoisses, toutes ses peurs, tout son désespoir, tout son mal-être...

Le Dernier Vol des Oiseaux de Sang | TERMINÉEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant