La panthère perdue

bienvenue à Trinity

J'ouvre un oeil.
Je le referme instantanément.
Peut être que si je ferme assez longtemps les yeux je ne serai plus vraiment là, dans cette ville horrible et sombre, à deux doigts d'entrer dans un nouveau lycée rempli de crétins prépubères et de pétasses écervelées.

Pitié Seigneur donne moi la force...

J'ouvre enfin les yeux.
Suis-je bête! Le seigneur n'en a que faire de mon caprice. Il a déjà choisi ma voie. Et elle va clairement jusqu'à ce foutu bahut minable.
Je m'étire longuement, cela fait plusieurs semaines que je suis ici, chez ma tante Christa, la soeur de mon père et son mari Juan.
Je ne suis pas encore totalement habituée à mon nouveau lit et au matelas trop rude pour mes articulations sensibles. Il faut dire que je suis difficile. J'aime quand c'est doux et moelleux, quand ma peau s'enfonce langoureusement dans la chaleur des plumes d'oies.
Je suis désespérée.
Mon lit grince et les plumes ont été remplacées par du coton.
Ma tante a vraiment tout oublié. Il faudra que j'en parle à mon père quand j'aurai le droit de revenir. Quand tout danger sera écarté.

En attendant je dois me lever.
Je tire sur mes bras, mes jambes, je glisse mon nez sur mon épaule encore chaude du sommeil réparateur. Mes cheveux tombent sur ma joue. Je devrais les couper, ils ne sont pas adaptés aux affrontements mais ici ça ne compte plus.
Ici je n'aurai pas à me battre.
Ici je suis juste le reflet de cette fille dans le miroir posé sur une belle commode en bois blanc à côté de mon lit.
Laena Rocha, fille de Miguel Rocha, le maître des Panthères et de Louenne Ziurne, ma mère.

En voyant mon reflet triste dans ce miroir je ne peux m'empêcher de penser à elle.
Elle était belle, forte et extraordinaire. Son pouvoir était grand. Comme ses yeux. Elle n'avait pas besoin de parler pour vous ensorceler, pas besoin de rouler des hanches ou de jouer avec ses doigts. D'un regard elle savait tout faire, tout gagner, détourner l'attention ou rendre mon père fou. D'un regard elle me parlait. Je partageais ce don là avec elle.

Lire dans nos yeux.

Aujourd'hui ma mère n'est plus de ce monde, emportée par une maladie ignoble et injuste.
Mon père m'a dit que c'était la sélection naturelle de la vie, qu'on ne pouvait pas combattre son destin. En réalité je pense qu'il souffre encore aujourd'hui de vivre sans celle qui l'avait révélé. Et je sens sa tristesse quand il pose son regard en amande sur moi. Je la sens parce qu'elle m'est bien trop familière.
Ma mère me manque.
Je sens une vague larme timide flirter à la surface de mes yeux mais je la refoule.
Hors de question de jouer les pleureuses aujourd'hui.
Interdit de flancher.

Je suis Laena Rocha, fille de Miguel Rocha, chef du clan des Panthères, gang respecté de tous.

Enfin...pour ceux qui vivent dans le territoire de l'autre côté.
C'est à dire à des milliers de kilomètres d'ici.
Et aujourd'hui commence l'épreuve ultime de mon initiation aux coups de vache de la vie : survivre une année de plus à l'exil imposé par mon père dans une ville ridiculeusement petite et aux manières rudimentaires.

Ici, ils ne connaissent rien ou pas grand chose de l'autre côté, ses prophéties et ses ruelles d'ombres. Ils ignorent même que des gens comme moi existent.

Je passe sous la douche où je laisse gentillement les goutelettes d'eau réveiller complètement mes muscles et je savoure l'odeur feutrée de mon gel douche au miel.
J'adore le sucre sous toutes ses formes et sentir le parfum du miel sur ma peau après la douche me fait frétiller la langue.
Dans ma petite salle de bain privée, je prends mon temps pour m'étaler de la crème sur le visage et me maquiller les yeux.

Objectif de la journée ? Raser les murs, me faire oublier et passer au jour d'après. Et si possible oublier ce poids mort sur ma poitrine. Le poids de la fatalité.