Indigo

74 6 0
                                    

Après avoir récupéré Eli et rencontré sa mère au visage anguleux, nous nous sommes mis en route pour la place Victoire. La mère d'Eli est totalement ce que j'imaginais : une belle femme élancée au regard dur et au sourcil froncé. J'ai bien senti qu'elle ne voyait pas ma présence dans la vie de sa fille d'un très bon oeil.
Inquiétude, prudence et jugement.

Pour elle, je suis l'incarnation de tout ce qu'elle a essayé d'éviter à sa fille, à savoir le risque, l'inconnu et la nouveauté. Elle sait qu'une nouvelle amie peut modifier les envies et les perspectives d'Eli, et mon look bien moins sage que celui qu'elle impose à sa fille ne lui dit rien qui vaille.
Je lui fais peur!
Heureusement qu'elle ignore d'où je viens sinon elle enfermerait sa fille à double tour dans sa chambre avec un cadenas à chaque fenêtre. Elle ignore aussi que je suis malgré tout la seule chance pour Eli d'avoir une vie sociale avant sa majorité. Et rien que pour ça elle devrait être reconnaissante.

De toute façon, Renée ne pourrait pas m'empêcher d'être amie avec sa fille. Je l'ai choisie et le lien qui nous unis désormais ne pourra être rompu que par Eli si elle le souhaite, ou moi si je n'ai pas d'autre choix. Disons que pendant qu'elle ignore tout de moi et des règles qui jalonnent ma vie, je suis tranquille.
Rien à expliquer, juste à vivre.
Sans le savoir je suis peut être en train de vivre la vraie liberté. J'en sais rien.

Nous marchons tranquillement dans les rues désertes du quartier Sud aux platanes gigantesques, comme de fines langues tendues vers le ciel. Il fait bon, cette partie du monde ne connaît pas le froid, à peine ont-ils besoin de chauffage en pleine hiver! Les chanceux!
Dans l'OtherSide, il ne fait jamais tout à fait beau, jamais tout à fait mauvais. Les rares fois où le soleil montre le bout de son nez sont des jours bénis où chacun s'expose autant qu'il le peut afin de recharger ses batteries personnelles.

Nous passons une artère relativement fréquentée et avançons vers les quartiers moins sûrs où les murs s'assombrissent et les trottoirs deviennent plus petits.
Calvin me raconte comment il a battu son frère aux échecs un peu plus tôt dans la journée, après que je lui ai dit à quel point j'aimais ce jeu. Je n'aurais jamais dû! Maintenant j'ai mal à la tête.
Élise pouffe de rire en voyant ma mine déconfite sous le flot incessant de parole de notre ami mais je vois aussi son sourire se crisper au fur et à mesure que nous avançons.
Les réverbères se raréfient, la circulation aussi, nous enchainons les ruelles biscornues qui me rappellent les rues étroites de ma ville et debouchons ensuite sur un petit carrefour arboré. Un oasis dans les ténèbres.
On entend déjà au loin les murmures portés par le vent avec ses notes de musiques et plus nous avançons, plus nous distinguons l'agitation de la fête.

Je découvre alors un quartier animé d'une vie fabuleusement colorée, des lumières rayonnantes des enseignes des boutiques encore ouvertes au ciel étoilé. Et du bruit, beaucoup. De la vie comme il m'en manquait jusqu'ici. Des rires et des cris de joie autour de petits groupes clairsemés ça et là, un verre à la main.
Mon esprit se reconnecte enfin à la vie normale et je souffle en voyant des gens danser sur les trottoirs recouverts d'une épaisse couche de peinture bleue.

- putain! Nos chaussures seront foutues après ça, s'emporte Eli en sursautant au bruit d'une moto qui pétarade derrière elle.
- on s'en fout de nos pompes, on va boire un verre? Demande Calvin surexcité
- bien sûr, dis-je avec plaisir, allez GO!

Alors que nous buvons notre première bière, je sens quelque chose, presque rien mais quand même, une sensation d'être observée de loin comme on observerait une proie. Une sensation très floue, insignifiante mais assez réelle pour me faire tourner la tête de tous côtés. J'ai déjà senti ce genre de choses auparavant et cela n'augurait rien de bon.
Je dois être prudente. Toujours.
Même à des milliers de kilomètres de chez moi le danger peut être partout.

La panthère perdueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant