Elle s'était mêlée à la foule. Arrivée très tôt, parmi les premières, elle avait pu entrer dans la cour et accéder à la vaste salle de réception où la cérémonie d'intronisation des nouvelles médecines avait lieu. Une estrade avait été montée au fond. Une profusion de fleurs et de plantes la garnissait pour l'instant. Des guirlandes en papiers multicolores étaient suspendues autour de l'estrade, un grand pupitre était disposé au milieu, des rideaux d'étoffes plissées garnissaient toutes les fenêtres et formaient un dais au dessus de la scène. Le Prince devait arriver par l'entrée principale, après avoir traversé la cour. Les nouvelles médecines et leurs professeures accéderaient par le côté. Un discours devait être prononcé par le prince, un autre par une professeure et encore un autre par l'une des lauréates, en l'occurrence un lauréat, le premier de toute l'histoire de l'école ! Puis les diplômes, sous formes de tablettes de bois gravées et enluminées énumérant leurs identités, leur qualités et compétences, seraient remises aux nouvelles médecines. Un long moment éprouvant en prévision ! Mais elle n'avait pas l'intention de les écouter. Son but était d'ailleurs qu'ils ne soient jamais prononcés.
Au loin, un roulement de tambour, suivant un concert de trompettes, annonça le Prince. Le brouhaha de la salle se calma peu à peu jusqu'à ce que le cortège princier apparaisse dans l'encadrement de la porte monumentale à doubles battants. Comme un signal, les professeures avaient commencées à grimper sur la scène à la queue leu leu en prenant un air solennel, suivi des lauréates. La particularité de cette intronisation était que trois d'entre elles étaient des hommes.
Elle joua des coudes pour s'approcher. Le lauréat désigné pour prononcer le discours se tenait juste à côté de la Grande Maîtresse, directrice de médecine. C'était un grand et beau jeune homme, aussi brun de peau qu'elle et, elle devait le reconnaître, à qui sa prestance et sa souplesse donnait un air presque féminin ; ses cheveux étaient dissimulés sous son écharpe, aux couleurs de l'école, rouge du sang et verte des herbes, nouée en turban. Il portait une longue tunique blanche, traditionnellement réservée aux fées mais qu'il avait été autorisé à revêtir puisqu'avec la chasuble incarnate portée par dessus, elle était la tenue des médecines.
Depuis son arrivée à la Capitale, elle s'était fondue dans le décor, avait adopté la longue tunique et les pantalons, le manteau de laine brune, les bottes de cuir aux épaisses semelles pour marcher dans les rues boueuses, le chapeau de feutre pointu qui avait l'avantage de dissimuler sa figure. Ici, en hiver, il se passait rarement une journée sans pluie ; et quand il ne pleuvait pas, une brume froide et pénétrante recouvrait la ville et masquait le ciel. Elle haïssait ce pays blafard où il ne subsistait plus un lieu où l'on ne croisa des hommes vaquant à des activités qui auraient dû être celles de fées. Jusque dans sa maison où l'appartement voisin du sien était occupé par un célibataire libertin et sans protection, qui recevait trop pour la tranquillité du voisinage.
Sa détermination se renforçait au fur et à mesure des jours passés en cette grise Capitale. Le moindre détail la confortait dans sa mission. Elle s'aperçut rapidement que sa couleur de peau était un désavantage. Il y en avait peu comme elle dans la capitale. Jusque dans les rues, la foule était d'une terne monotonie. Les couleurs se déclinaient en une mélasse de beiges blafards, de gris tristes, de marrons terreux, des verts détrempés. Elle savait que ses chances de survie étaient minces et elle n'en avait cure. C'était un honneur que de servir son idéal féérique, sa ville, sa fée marraine qui l'avait désignée.
Le prince pénétra dans la salle avec sa suite. Elle était parvenue au bord de l'estrade. En face d'elle, de l'autre côté du passage délimité par un long tapis vert que le défilé princier foulait, une jeune fée semblait contempler le jeune médecin avec adoration ; elle vit celui-ci lui rendre un regard tendre. La mine extatique de la jeune fée, une adolescente, la fraîcheur de son visage, la rondeur de sa poitrine qui se soulevait avec émotion la touchèrent. Mais il n'était plus temps d'hésiter et de faiblir ! Le Prince Régis entra dans son champ de vision, effaçant la jolie fée. Il était vêtu en chef de guerre mais son chapeau à plume chamarré était à fond plat et non pointu comme celui des fées. Sa cotte de cuir bouilli était richement repoussée d'arabesques et de signes cabalistiques destinés à le protéger et louer sa bravoure. Sa colère flamba soudain en remarquant qu'il portait en dessous la tunique courte des guerrières version d'apparat, avec jabot et poignets de dentelles fines, manches brodées de fils d'or et d'argent. Des culottes de cuir souple moulaient ses cuisses musclées et des bottes cavalières prenaient ses longues jambes. Elles étaient agrémentées d'éperons en acier gravés d'arabesques magiques qui sonnaient à chacun de ses pas. Il posait sa main droite sur le pommeau d'une épée richement ornementée. De sa main gauche, il tenait celle d'un mage noir à longue barbe brune portant son grand manteau couleur de nuit étoilée et sa baguette en forme de sceptre. Elle reconnut le Prince des Angles. Ses dents grinçaient toutes seules, de rage contenue, rien qu'à le voir ! Il avait participé activement à l'accession au pouvoir du Prince Régis en débarquant ses armées pour chasser la Grande Sorcière Héro. Des couillus qui se mêlaient de pouvoir et de magie !
Le Prince des Angles, invité d'honneur en souvenir de l'aide qu'il lui avait apporté il y avait quelques années, s'effaça devant le Prince Régis en s'inclinant, un sourire charmant à ses lèvres purpurines. Le jeune Prince commença à grimper les marches qui menaient à l'estrade. Une file de dignitaires, toutes aussi somptueusement habillées, portant insignes et costumes propres à leurs charges, le suivaient. Il s'agissait des membres du conseil régnant, de ses ministres, puis des administratrices de la ville. Elle compta autant de fées que d'hommes, ce qui alimenta sa résolution. Le Prince parvint sur la scène. Les élèves et les professeures s'inclinèrent devant lui tandis qu'il les saluait. Elle sortit furtivement son engin de dessous sa tunique et s'apprêta à le lancer. Elle ne la vit pas fondre sur elle ; la jeune fée lui avait déjà sauté dessus et la faisait basculer en arrière. Elle parvint néanmoins à lancer sa bombe mais elle n'atterrit pas là où elle l'avait voulu, au pied du jeune prince. Elle explosa au milieu de l'estrade en touchant le sol. Des flammèches de poudre s'élevèrent et enflammèrent les rideaux et les guirlandes, le tapis vert commença à brûler. Elle vit le jeune médecin se précipiter sur le Prince, les vêtements en feu et qui vacillait, pour le repousser hors de la scène. Les élèves et les professeures, en ordre dispersé, se précipitèrent pour tenter d'étouffer les feux qui prenaient tout autour. Les guirlandes flambaient déjà et les flammes gagnèrent les rideaux. Le mage s'était retourné et dardait sur les deux fées qui s'étaient empoignée un regard perçant. Elle s'était redressée et tentait de se dégager de l'emprise de son adversaire. Elle sentit la magie du mage mais la repoussa violemment. Elle parvint à immobiliser la jeune fée qui relâcha son étreinte et la projeta vers l'estrade. Elle s'éloigna aussi rapidement que possible dans la foule affolée. Elle avait revêtu son armure de sorts qui l'aidait à échapper au regard du mage et de la jeune fée qui, se relevant et reprenant ses esprits, la poursuivait. Elle se débarrassa de la seconde bombe en la lançant au hasard. Elle explosa en touchant le sol, au milieu de la foule qui refluait et envoya ses projectiles enflammés autour d'elle. La déflagration disloqua toutes les magies qui tentaient de la localiser et de l'arrêter. Des hurlements s'élevèrent. Un vacarme épouvantable régnait dans la vaste salle qui répercutait les cris de panique en écho. Elle réussît à se faufiler parmi les spectatrices attentives seulement à leur panique. La jeune fée derrière elle s'était ressaisie et tentait de la rattraper. Il y avait trop de monde autour d'elle, d'affolements, de terreurs et de confusions pour qu'elle puisse maintenir longtemps ses charmes mais il en fût de même pour ses ennemis. Seuls ses sorts pouvaient l'aider, et sa malice. Elle s'accroupit pour disparaître de la vue de sa poursuivante et progressa aussi rapidement qu'elle le pût dans cette position difficile. Elle réussit à prendre une porte latérale et enfila un long couloir qui menait à des salles de travail. Elle savait trouver une sortie vers les jardins en traversant l'une d'entre elles. Elle avait repéré les lieux il y avait quelques jours. Dehors, elle emprunta la galerie, sautant de colonne en colonne, et gagna un autre bâtiment. La jeune fée l'avait perdue, le mage s'était détourné d'elle. Elle cracha le bonbon fourré de poison qu'elle avait glissé dans sa bouche juste avant d'entrer dans la salle de cérémonie. Le sucre était presque fondu et l'amertume commençait à se diffuser. Elle serait sans doute malade. Elle sentait la fièvre monter et les premiers frissons la secouer. Mais elle serait sauve. Il faudrait qu'elle efface toute trace d'elle et qu'elle se fasse désormais transparente. Elle était douée pour cela ; elle avait particulièrement travaillé ces magies-là pour sa mission. Elle savait désormais qu'elle reverrait sa ville natale, ses amies et sa mer si bleue et si profonde.
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Cinq ans après
FantasyCinq ans après, Aradante revient ! Après avoir chassé sa mère, la Grande Sorcière Héro, Le Prince a œuvré à plus d'égalité entre les deux peuples ouvrant écoles, administration, métiers, aux hommes. Mais cela n'est pas du goût de toutes. Certaines F...