13- L'arbre brisé

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J'évitai soigneusement de croiser le regard de Jenifer Park qui piaillait avec sa cour de fidèles à quelques pas de moi. Mon cœur battit davantage lorsqu'elle se rapprocha de l'abribus sous lequel j'attendais. Je baissai les yeux, rabattit la capuche de mon sweat-shirt sur ma tête et voûtai les épaules. Comme si je pouvais par ce moyen diminuer les chances qu'elle ne m'aperçoive, avec le sweat-shirt rouge vif que j'avais sur le dos ! Mais elle ne me vit pas, trop absorbée qu'elle était par le récit de sa propre journée.

«... quand même vachement mignon. Et plus que Stuart, c'est dire !»

Des rires s'élevèrent tout autour d'elle. Comme à chaque fois qu'elle ouvrait la bouche. Je reconnus parmi eux celui d'Emma Kowalski, et mon regard s'enfonça davantage dans la contemplation du bitume sous mes pieds. J'avais connu Emma durant mon enfance, à la garderie d'abord, puis au Havenly Memorial Hospital où travaillaient sa mère et celle de Liam. De fait, Emma, Liam et moi avions passé énormément de temps ensemble étant petits. Et puis, l'adolescence arrivant, Emma s'était lentement détachée de nous. J'avais toujours prétendu que cet éloignement ne m'avait pas affectée, que ce soit auprès de ma mère ou de Liam, mais le fait était que...

— Mais tu parles de qui, Jen ? demanda Emma d'une voix cristalline.
— Monsieur Waouh, répondit l'intéressée avec une intonation plus que suggestive.
— Monsieur White, corrigea une troisième fidèle dont je ne me rappelais jamais le nom. C'est le nouveau prof d'histoire qu'on a vu ce matin.

— Un. Pur. Beau. Gosse ! précisa Jenifer en appuyant sur chaque syllabe.
— La chance ! se lamenta Emma d'un ton plaintif. Moi je me tape la vieille Garnett !
— Ah ouais, t'es de ce bord-là toi ? glissa Jenifer sur un ton provocant.

De nouveaux éclats de rire fusèrent. Deux élèves vinrent s'assoir à côté de moi sous l'abribus, me dissimulant un peu plus à Jenifer et à sa bande. Incapable de m'en empêcher, je me penchai légèrement vers l'avant pour jeter un œil indiscret vers le cercle de Jenifer. J'aperçus Emma qui souriait d'un air entendu tandis que Jenifer expliquait à quel point il lui avait été difficile de choisir entre l'écharpe de soie offerte par son père et son nouveau gilet de cachemire avant de venir au lycée ce matin. Je détaillai longuement la fille aux cheveux blonds finement attachés qui hochait silencieusement de la tête pour ponctuer les fins de phrase de celle qu'elle suivait désormais partout. Je ne lui épargnai rien : de sa veste en daim qui lui allait comme un gant à sa jupe courte qui lui donnait l'air d'une jumelle maléfique sortie tout droit des entrailles de Jenifer Park.

Emma n'avait plus rien de la fille timide qui se cachait sous des pulls dix fois trop grands pour elle et avec laquelle je m'empiffrais de chocolat durant les après-midis de pluie. Je ne sus quel sentiment prévalut le plus, entre l'envie inavouable de devenir aussi populaire que Jenifer Park pouvait bien l'être ou la jalousie dévorante de constater à quel point elle avait pu charmer Emma. Au point de me la ravir totalement. Je me levai brusquement, incapable de supporter davantage leur proximité et soulagée de ne pas entendre la suite des commentaires désobligeants de Jenifer à propos des «nazes en bus pourri qui n'avaient pas le luxe de rouler en coupé sport». L'esprit en ébullition, je m'éloignai de l'abribus sans m'arrêter, pas même lorsque le grand bus jaune vint se parquer près du groupe d'élèves qui se massaient devant la porte du véhicule pour y pénétrer les premiers. Je voulais simplement mettre le plus de distance possible entre elles et moi.

Je marchai au hasard, chassant les pensées désagréables qui se multipliaient dans ma tête et sans m'en rendre compte, j'atteignis bientôt le sous-bois qui bordait le lycée. Je m'enfonçai sans réfléchir sous les frondaisons, soulagée à mesure que les éclats de voix et les bruits de voiture diminuaient jusqu'à s'évanouir totalement. Cernée par le silence apaisant qui régnait dans le sous-bois, je m'appuyai contre un arbre qui avait probablement souffert des colères de la foudre : brisé en deux au niveau du tronc, sa moitié gisait sur le sol recouvert de mousse tandis que l'autre restait désespérément enracinée dans la terre, comme prise au piège. Incapables de se détacher, condamnées l'une comme l'autre à continuer dans un simulacre de vie.

J'effleurai du bout des doigts l'une des extrémités pointues de l'écorce, me demandant si l'arbre parviendrait un jour à repousser correctement. Plus tard, je devais apprendre que cet arbre était un volis. Le souvenir de mon amitié désormais révolue avec Emma remonta malgré moi. L'envie de contacter Liam me traversa, puis passa aussitôt qu'elle était venue. Qu'allais-je bien pouvoir lui dire qu'il ne savait déjà ? Emma avait tiré une croix sur nous, et ce depuis bien longtemps. Il était grand temps que j'en fasse de même. En outre, je ne tenais pas à passer pour une fille fragile incapable de dépasser le moindre accroc. Je serrai les dents, bien décidée à me reprendre. Je m'apprêtais à quitter le sous-bois lorsqu'un sentiment étrangement familier s'empara de moi. La désagréable sensation d'être observée.

Je ne bougeai pas d'un millimètre et m'astreins au calme tout en scrutant les buissons qui m'entouraient. Sourcils froncés, je serrai les poings. J'étais tendue à l'extrême, certaine au plus profond de moi que ce quelqu'un — ou quelque chose — ne me voulait pas du bien. Le souvenir brumeux mais terriblement déplaisant du danger auquel j'avais été confrontée au soir de la mort de Meori renforça ma volonté. Pour ne rien arranger, la douleur dans mon dos décida de se manifester avec plus d'intensité, mais je l'ignorai: tous les sens en alerte, je puisai à l'intérieur de moi-même, prête à me défendre au moindre mouvement suspect. Je bandai ma volonté et focalisai mon esprit sur une seule chose : ma survie.

Et ma conscience du monde alentour s'aiguisa.

Deux oiseaux quittèrent les branches de saule qui surplombaient l'arbre brisé contre lequel je m'appuyais. Sous mes doigts, je pouvais presque sentir le frémissement de vie qui animait l'arbre que j'estimais pourtant mort à peine quelques instants plus tôt. Un filet d'eau fraîche et claire s'écoulait bruyamment plusieurs mètres plus loin sans pour autant couvrir le bourdonnement constant d'abeilles en plein travail: il y avait une ruche non loin. Je perçus presque simultanément le bruissement de feuilles provoqué par la course d'un — je fermai les yeux sans m'en rendre compte et humai l'air porté par le vent qui soufflait dans ma direction — lapin qui n'avait pas encore son pelage d'hiver. Puis une autre odeur me parvint. Forte, musquée.  Animale. C'était l'odeur d'un prédateur à l'affût. J'ouvris brutalement les yeux. Dans un mélange teinté d'ambre, de pourpre et d'émeraude, les feuilles d'automne s'éparpillèrent tel un tourbillon de couleurs sous l'impulsion d'une rafale de vent. Et tandis qu'une dernière feuille achevait sa danse involontaire dans les airs, je l'aperçus. La silhouette qui se tenait devant moi confirma mes craintes : je n'étais pas seule dans le sous-bois.

 La silhouette qui se tenait devant moi confirma mes craintes : je n'étais pas seule dans le sous-bois

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Kivari #1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant