Après s'être aventurée dans une forêt interdite, une adolescente développe un étrange pouvoir lié à un peuple mystérieux.
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À seize ans, le quotidien d'Eden Atwood n'est rythmé que par les cours et ses escapades avec son ami Liam. Mais leur vie tr...
J'appuyai mon front contre la vitre du bus. Les bâtiments défilaient les uns à la suite des autres sous mon regard morne. J'avais finalement pu prendre le dernier bus. Désireuse de ne pas me faire remarquer, j'avais choisi une place libre dans le fond, parmi celles qui m'isoleraient le plus possible. Ma plus grande crainte avait été de tomber sur Jenifer Park sous l'abribus, mais ni elle, ni sa bande, n'avaient été en vue. Dans l'attente du bus, j'avais comptabilisé tous les surnoms imaginables dont elle n'aurait pas manqué de m'affubler et qui m'auraient définitivement ôté toute possibilité de survivre au lycée. De même, je n'avais pas croisé la route de Luke Evans. Mais si tel avait été le cas, je ne m'en serais probablement pas aperçue. Car désormais, mon esprit était accaparé tout entier par des pensées d'un autre ordre. Une main dans la poche, je serrai l'amulette entre mes doigts. Presque dans la foulée, je revis le visage suppliant de Kila et son regard bleu d'acier. J'avais accepté sa demande. Qu'aurais-je pu faire d'autre ? Elle avait besoin de moi, et j'avais besoin d'elle. Au final, c'était aussi simple que ça.
Du moins, telle était l'attitude que j'avais choisi d'adopter face à ce déferlement d'émotions résultant d'expériences dont l'origine kanash ne pouvait que m'échapper. Je me mordis involontairement la lèvre lorsque le bus freina auprès d'un arrêt. Le marché avait été simple : Kila m'aiderait si je partageais avec elle tout ce que je savais de cette fameuse nuit. Alors je lui avais tout raconté. De la présence maléfique dans les bois au message incompréhensible que m'avait laissée Meori et dont je me rappelais la teneur de manière plus qu'approximative. Kila avait ardemment essayé de m'aider à m'en souvenir ; la kanash m'avait fait répéter la scène un nombre incalculable de fois jusqu'à ce que, lasse de constater que je ne pouvais réellement pas m'en rappeler, elle finisse par capituler. Quant à l'amulette... Kila m'avait fortement conseillée de ne la montrer à personne. Lorsque je lui en avais demandé la raison, la kanash m'avait simplement répondu qu'il était préférable de la garder précieusement avec moi, tout le temps, mais de ne jamais la montrer à qui que ce soit.
Quand je l'avais interrogée sur la nature du symbole gravé sur l'amulette, Kila avait paru mal à l'aise. Elle avait observé l'amulette de loin, comme un objet tabou qu'il ne fallait surtout pas toucher. Au bout de quelques instants, elle avait fini par m'avouer qu'elle ignorait pourquoi le symbole de ma khar s'était inscrit dans le bois. Puis elle avait promptement recentré notre conversation sur les souvenirs de ma nuit avec Meori. Peu convaincue, j'avais rangé l'amulette ainsi que mes questions. Mais pas ma méfiance.
Le bus reprit sa route. Je me massai lentement le crâne. Mes tempes battaient encore par moments, conséquence désagréable de mes tentatives infructueuses. À vrai dire, Kila n'avait pas manifesté beaucoup de compassion vis-à-vis des élans de migraine provoqués par mes efforts de mémoire. «S'il te plaît, esh-kirith. La clé est là, je le sais ! Essaie encore une fois.», avait imploré la kanash. Et j'avais obéi. À chacune de ses prières. Malgré la douleur induite par l'effort, j'avais tenté en vain de forcer l'accès à mes souvenirs diffus. Dans un premier temps, j'avais concentré l'essentiel de mes efforts sur le message de Meori. Et comme les fois précédentes, je n'avais réussi à restituer qu'un amas de syllabes incompréhensibles, même pour Kila. Qu'avait-elle espéré ? Je ne parlais pas la langue kanash. Je n'en maîtrisais aucun aspect, et je ne savais rien de la culture de son peuple. Comment en attendre davantage de moi ? Obnubilée par le message de Meori, Kila avait eu le plus grand mal à contenir son agacement face à mon incapacité de lui fournir les réponses qu'elle cherchait. Mais lorsque ça ne fonctionnait pas...
Il y avait bien eu ce moment cependant où j'avais presque réussi à me remémorer les mots de Meori. Tout avait débuté lentement. Je m'étais concentrée un peu plus cette fois-ci, tant et si bien que j'avais fini par glisser en moi-même sans m'en rendre compte. Comme une longue et interminable descente qui m'avait menée dans un recoin sombre de mon esprit. Lorsque j'avais enfin fini par toucher terre, ce ne fut que pour rencontrer le silence absolu ainsi qu'une solitude extrême. Et de l'obscurité... à perte de vue. Rien d'autre qu'une infinie noirceur. Excepté la petite porte, là-bas. Tout au fond.
Elle était poussiéreuse, cette porte restée inconnue jusqu'alors. En avançant vers elle, je m'étais aperçue qu'elle était faite d'un bois similaire à celui de l'amulette. Je n'avais aucune idée de ce qu'elle renfermait, je savais juste que je ne devais pas y pénétrer. C'était interdit. La branche de lierre qui entravait la porte à moitié n'était pas le seul indice de cette limite à ne franchir sous aucun prétexte : je le devinais, car je percevais une présence de l'autre côté de la porte. Elle m'appelait. Elle m'avait toujours appelée, mais je n'avais jamais entendue avant cet instant. Elle voulait que j'ouvre la porte. Que j'entre. Et j'entendais toujours cette voix qui résonnait très loin...
«Ne l'ouvre pas.»
En approchant, j'avais pu voir qu'il y avait quelque chose de gravé sur la porte. Une inscription, un symbole, un message peut-être ? Mais le lierre... Je ne devais pas être ici. Je ne devais pas rester ici. Mais la réponse ? Et si elle se trouvait juste derrière cette porte ?
Viens.
La présence de l'autre côté... elle voulait que je m'approche. Était-elle emprisonnée ? Et ce lierre qui s'enroulait tel un serpent autour de la porte... Quelqu'un l'avait scellée. Mais qui ? Et pour quelle raison ? Je ne devais pas aller plus loin.
Ouvre-moi.
Indécise. Mais pas pour très longtemps. La présence derrière la porte m'avait appelée continuellement. Elle m'avait attirée de plus en plus, jusqu'à ce que je parvienne à la porte. À chaque pas que j'avais effectué, celle-ci m'avait semblée de plus en plus grande. Debout près du lierre, j'avais constaté à quel point j'étais petite face à elle. Un être minuscule.
Délivre-moi.
Mue par le besoin compulsif de répondre à l'appel, j'avais poussé la porte du bout des doigts. Juste un peu. Je devais savoir, il fallait que je sache ce qui se dissimulait de l'autre côté. Elle s'était à peine entrebaîllée, dans un grincement qui avait résonné comme un écho caverneux, que les ténèbres m'avaient déjà happée. Du vide. Froid. La sensation d'un néant absolu. L'absence de vie, de mort. Et cette peur oppressante qui s'abattait pour anéantir tout espoir... à un point tel que l'idée même de la mentionner me terrifiait. Une torpeur paralysante, la certitude d'une présence impalpable et pourtant si réelle. Là, juste devant moi. Derrière moi. Tout autour de moi. À l'intérieur de moi. Nous n'allions faire qu'un. Nous n'étions qu'un. Je n'avais pas le choix, c'était ainsi. Ça avait toujours été ainsi durant des siècles et ça le serait pour l'éternité. Je devais disparaître. Maintenant. Une main froide et désincarnée s'était alors posée sur mon front. J'avais entendu un murmure, à peine audible...
«Il est trop tôt, esh-kirith.»
Une légère poussée. J'avais basculé en arrière, tombant dans une abîme sans fond. Terrorisée, j'avais hurlé sans qu'aucun son ne sorte de ma bouche jusqu'à ce que je retrouve la terre ferme sous mes pieds. J'avais cligné des yeux, secouée par une Kila sincèrement inquiète. Elle m'avait serrée contre elle, griffée même, si fort que j'en portais encore les marques à l'épaule gauche. Elle m'avait suppliée de revenir durant tout ce temps, et j'avais enfin répondu à son appel. Autour de nous, le calme plat. D'un côté, le parking plus désert que jamais. De l'autre, le sous-bois et le silence de la nuit qui s'apprêtait à tomber. J'avais voulu parler. Mais je n'avais pu émettre qu'une suite de mots ressemblant à un vague « Je n'y arrive pas... ». Kila n'avait rien dit. Mais j'avais perçu la frayeur qui s'était invitée brièvement dans ses yeux d'azur. Que savait-elle exactement de ce qui m'arrivait ?
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