« ... trop forte. Si l'organisme n'est pas habitué, le corps peut faire un rejet. »C'était la voix d'une femme. L'intonation était presque accusatrice, et à en juger par le silence qui avait suivi, soit cette femme parlait seule, soit son interlocuteur ne souhaitait pas lui répondre. J'étais allongée dans l'herbe, l'esprit tout aussi engourdi que mon corps endolori. J'optai pour la prudence et décidai de feindre le sommeil.
— Je lis la fumée depuis plusieurs hivers. Je la lisais déjà avant ton premier flocon et pourtant, tu prétends mieux connaître la voie que moi ?
Cette voix-là était masculine. Je perçus le crépitement d'un feu non loin de moi, un délicieux fumet de viande rôtie flottait dans l'air. Je m'aperçus alors que j'avais faim. Terriblement faim. Craignant que mon estomac ne trahisse ma présence, je m'exhortai au calme et me concentrai sur la conversation.
— Jamais, père des forêts. Pardonne mon impudence, je suis juste...
— Tu t'inquiètes du sort de l'esh-kirith, aki'nai. Mais la forêt décide et nous suivons. C'est comme ça. Ça a toujours été comme ça.Les deux voix sonnaient étrangement à mes oreilles, presque comme si je les entendais réellement pour la première fois. Mais à présent, je reconnaissais clairement le timbre de Kila ainsi que celui du shadan. Je n'eus pas le temps de m'interroger davantage, car Kila répondit aussitôt :
— Je n'ai jamais voulu aller contre la volonté de la forêt. Mais c'est une kivari, je devrais l'emmener auprès de...
— Non. Tu n'as pas le droit de fouler les Terres d'Avant. On te l'a interdit.Il y eut une longue pause qui me semblât durer une éternité.
— Je n'ai pas oublié, reprit lentement la voix de Kila. Mais si...
— Pas de mais. Pas de si. La Grande Mère a dit non : tu obéis.Le crépitement constant du feu fut la seule voix que j'entendis durant les minutes qui suivirent. Je n'osais pas bouger d'un millimètre. Kila ne me parlait jamais de rien, les informations que je glanais me semblaient trop précieuses pour pouvoir gâcher cette occasion d'en savoir plus. Je restai donc parfaitement immobile, l'oreille bien tendue. Au bout de quelques minutes, le shadan laissa échapper un long soupir.
— Tu es comme ta mère, aki'nai. Têtue et imprudente. Tu entends, mais tu n'écoutes pas. Tu vas te détourner de la voie si tu persistes, et comme elle tu vas...
— Je ne suis pas comme elle ! coupa sèchement Kila.Au loin, j'entendis le grondement caractéristique d'un loup sauvage.
— Tu as pris une femelle qui n'a jamais chassé. C'est mauvais ! rétorqua la voix du shadan. Tu vas devoir la nourrir, elle et ses petits. Tu pourras faire ça ?
— Je sais chasser ! gronda Kila sur un ton à la limite de la menace.
— Et les petits finiront comme toi, continua-t-il implacable. Seuls et sans clan pour les soutenir. J'ai vu faux. Tu suis la voie, aki'nai. Mais celle de ta mère.Je captai un mouvement brusque près de moi. J'eus toutes les peines du monde à me retenir de bouger. Quelqu'un jeta quelque chose dans le feu. Puis ce fut des bruits de pas qui s'éloignaient du campement. À qui appartenaient-ils ? Je demeurai à l'affût, immobile derrière mes yeux clos. Pendant quelques minutes, je n'entendis rien d'autre que le craquement du bois sec qui se consumait.
— Cesse, déclara platement le shadan au bout d'un long moment. Je sais que tu ne dors pas, femelle.
J'ouvris les yeux dans la foulée et me redressai lentement. Je ne voyais effectivement plus l'intérêt de continuer à feindre le sommeil s'il savait que je ne dormais pas. Le ciel noir était toujours parsemé d'étoiles qui semblaient briller plus fort que jamais. Le feu brûlait avec vigueur devant moi et, juste au-dessus, des morceaux de viande piqués à la broche cuisaient lentement. Kila n'était plus là. Je rangeai donc mes questions — car j'en avais un certain nombre après ce que je venais d'entendre — dans un coin de mon esprit. De l'autre côté du feu, Eo'da Seti m'observait en silence sous sa couronne de fougères et de plumes.
— Faim ? demanda-t-il en piquant l'un des morceaux de viande.
J'aquiesçai de la tête ; je m'emparai avec avidité du morceau qu'il me tendit. Je me jetai sur la nourriture, me brûlant la langue au passage, mais je m'en fichais : j'étais pour l'instant en proie à une faim comme je n'en avais jamais connu auparavant. Le shadan me laissa d'abord mâcher tranquillement ma viande ; la chair, tendre et rose, était juteuse et fondait sous la dent à chaque bouchée. Le goût m'évoquait celui de l'agneau, du poulet, du chevreuil et du bœuf. Très vite, je cessai de chercher à l'identifier : elle me rassasiait, et c'était tout ce qui m'importait.
— Tu commences à comprendre... commenta Eo'da Seti avec un étrange sourire au coin des lèvres.
La bouche pleine de viande, je levai un sourcil interrogateur en direction du shadan.
— Je vois dans tes yeux que le svarai t'a parlé. Tu suis la voie à présent, esh-kirith.
— La voie... répétai-je d'un air absent en m'essuyant la bouche.Je m'emparai d'un second morceau de viande sans attendre qu'on ne me le propose. J'avais bien trop faim pour faire preuve de politesse ; de plus, le jus qui s'écoulait lentement le long de la viande m'avait mis l'eau à la bouche. J'avais le sentiment de n'avoir pas mangé depuis des jours. Avais-je déjà éprouvé une faim pareille ? Je croquai à pleines dents, savourant le goût délicieux de la chair cuite à point. Lorsque j'eus arraché le dernier lambeau de chair qui subsistait encore sur la brindille qui me servait de brochette, je rejetai celle-ci dans le feu.
— Pourquoi moi, Eo'da Seti ?
Il resta silencieux. J'avais posé la question sans faux semblants, les yeux rivés sur les pupilles mystérieuses du shadan. L'espace d'un instant, celles-ci m'évoquèrent le creux sombre du noy'sat. D'un noir impénétrable, elles aussi semblaient vouloir m'aspirer à chaque fois que je m'y attardais. Je me détachai promptement du regard perturbant du shadan.
— D'après Kila, le svarai choisit un kanash... repris-je face à son mutisme. Mais je ne le suis pas. Je ne suis pas une enfant de la forêt.
— Vraiment ?Un étrange sourire étira les lèvres de l'homme à la couronne de fougères. Je me détachai de son rictus le temps d'attraper une autre brochette de viande.
— Vous l'avez dit. Quand je suis arrivée avec Kila, vous lui avez dit que je n'étais pas une enfant de la forêt.
— J'ai dit, reconnut le shadan sur un ton égal. Mais tu as vu le svarai et il t'a parlé. À présent, je te dis de l'écouter. Tu as passé l'eirsha. Maintenant, la forêt est à toi. Et tu es à elle.
— Mais pourquoi moi ? insistai-je. Je ne comprends pas, expliquez-moi !
— Pourtant, nous parlons.Je réalisai seulement à cet instant que je comprenais sans effort ce qu'il disait, et ce depuis mon réveil. Je ne m'en étais même pas rendue compte avant sa remarque. Étais-je moi aussi en train de m'exprimer en kanash sans le savoir ? Une sensation de malaise me tordit l'estomac. À quel genre de marché m'étais-je enchaînée lorsque j'avais accepté le pacte du svarai ?
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Kivari #1
FantasyAprès s'être aventurée dans une forêt interdite, une adolescente développe un étrange pouvoir lié à un peuple mystérieux. *** À seize ans, le quotidien d'Eden Atwood n'est rythmé que par les cours et ses escapades avec son ami Liam. Mais leur vie tr...