37- Fuis-moi, je ne suis...

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Les arbres s'élevaient autour de nous comme une menace silencieuse. Nous marchions sans bruit autre que celui de nos chaussures sur les feuilles sèches auquel se répercutait l'écho distant d'oiseaux que l'on ne voyait jamais. L'air était curieusement humide, et la lumière du soleil passait difficilement à travers les frondaisons. J'étais à l'affût. Je guettais le moindre bruit suspect qui pouvait survenir: c'était du monstre de la forêt – c'est ainsi que je qualifiais la sinistre présence qui m'avait poursuivie au soir de la mort de Meori – dont j'avais le plus peur. J'étais si concentrée sur lui que je ne m'aperçus du silence complet qui nous entourait que plusieurs minutes plus tard. Je me tournai vers mes compagnons de route, et pilai sur place : seule Kila était présente.

— Où est Liam ? m'écriai-je en le cherchant des yeux.

Kila m'adressa un sourire que je ne partageais pas.

— Pas avec nous, de toute évidence.

J'eus envie de la secouer par les épaules.

— Kila, ce n'est pas le moment ! Où est-il ?

J'étais réellement inquiète à présent. Calmant à grand peine l'épouvante qui grandissait en moi, je revins sur mes pas. À quel moment avait-il disparu ? Et pourquoi ne m'en étais-je pas aperçue plus tôt ? Avait-il été enlevé par le monstre de la forêt ? S'il finissait recouvert d'un drap, le corps lacéré et mutilé... Renonçant à toute prudence, je l'appelai en criant. Au bout du sixième appel, Kila m'empoigna le bras.

— Arrête, dit-elle doucement. Il ne peut pas t'entendre.

Cette fois-ci, je l'agrippai violemment par les épaules.

— Qu'est-ce que tu lui as fait ?

La jeune kanash se dégagea lentement de mon emprise. De la main, elle me maintint à distance sans effort apparent.

— Rien, expliqua-t-elle calmement. C'est la forêt qui agit. Il n'est pas du clan, alors elle l'a repoussé.
— Comment ça, repoussé ? Et où ? insistai-je de plus belle.
— Sûrement vers la rivière, répondit tranquillement Kila en haussant les épaules. Ceux qui ne peuvent pas voir le chemin tournent en rond. Il a dû revenir au point de départ.

Il était revenu vers le pont ? Mon angoisse s'estompa d'un coup. Il y serait toujours plus en sécurité que seul dans la forêt. Rassurée, j'en voulais néanmoins à Kila de ne pas m'en avoir parlé plus tôt. Liam était littéralement venu pour rien ! Je refoulai la petite voix qui me murmurait que la kanash m'avait bel et bien prévenue. Irritée, je consultai mon portable qui me confirma sans surprise l'absence de signal réseau. Évidemment. Je n'avais aucun moyen de communiquer avec Liam. Tout en rangeant l'appareil dans ma poche, j'espérais qu'il avait eu la présence d'esprit de ne pas retenter l'expérience et de rentrer chez lui.

— Et ce chemin, il est où ? repris-je avec humeur.

Kila eut l'un de ces sourires énigmatiques dont elle avait le secret.

— Je vais te montrer. Mais avant ça...

Je fronçai les sourcils tandis que Kila reprenait la tête de notre marche.

— Jure-moi de ne pas parler de l'amulette sans que je ne t'y autorise. Sous aucun prétexte. Me le promets-tu, esh-kirith ?

Sa voix avait pris une intonation très sérieuse. L'objet était bien à l'abri dans ma poche, comme toujours. À qui devais-je dissimuler l'amulette de Meori ?

— Pourquoi ?

Le regard de la kanash devint soudainement fuyant, et ce détail m'alarma davantage. Qui allions-nous rencontrer dans cette fichue forêt ?

— Parce que... commença-t-elle mal à l'aise. Parce que tu ne devrais pas l'avoir. Et que... Fais-moi confiance, s'il te plaît. N'en parle pas, d'accord ?

Je suspectais Kila d'en savoir davantage à ce sujet, plus qu'elle ne voulait bien me l'avouer, mais ce n'était pas le moment d'en débattre. Je hochai de la tête pour lui signifier mon assentiment. Rassurée, la kanash me sourit.

— Alors c'est par là.

Elle me montrait un gigantesque séquoia dont le tronc était creux. Plus tard dans la nuit, Kila m'apprendrait que les kanashs le désignaient par le nom de noy'sat. Perplexe, je vis Kila s'approcher du séquoia pour lui effleurer le tronc du bout des doigts. Puis elle se pencha sur l'écorce et lui murmura quelque chose que je ne compris pas. À ma grande surprise, les sillons du creux de l'arbre commençèrent à s'étirer, tournoyant lentement, comme une spirale qui se défaisait sous l'impulsion d'une magie dont j'ignorais tout. Les sillons du creux continuèrent à s'élargir progressivement, au point où le creux formait désormais une ouverture béante dans le tronc.

— Il t'accepte ! approuva Kila. Viens avec moi.

Elle me tendit la main tout sourire. Mais moi, j'étais absorbée par le vide obscur qui était apparu par magie au sein du creux. Que se passait-il exactement dans la vallée ? La forêt semblait renfermer de nombreux secrets, aussi terrifiants que fascinants, et je me demandai si d'autres locaux avaient eu comme moi l'occasion d'assister à ce genre de phénomènes. Et d'ailleurs... Étais-je réellement prête à pénétrer au cœur de ce monde étrange ?

— Dépêche-toi, esh-kirith. La forêt est capricieuse, m'avertit la kanash sur un ton pressant. Elle peut changer d'avis à n'importe quel moment.

J'y étais. Je me trouvais au tournant précis où ma vie changerait pour de bon si j'effectuais un pas de plus. Je savais que cette décision s'avèrerait lourde de conséquences. Elle ne me permettrait pas de revenir en arrière, car rien ne serait jamais plus comme avant si je franchissais le pas qui me séparait encore du séquoia. Quant à savoir si j'y étais préparée... J'avalai ma salive. Évidemment que non, je n'y étais pas du tout préparée ! Kila se rapprocha doucement ; avec une délicatesse que je ne lui soupçonnais pas, sa main s'empara de la mienne, sans conscience aucune pour les frissons que son geste me provoqua.

— Je resterai à tes côtés, comme je te l'ai promis. Me fais-tu confiance, esh-kirith ?

Et ma décision fut prise. Je ne serais pas seule. Je ne serais pas seule dans ce voyage que j'entreprendrais si j'acceptais de suivre Kila dans ce monde qui n'était pas le mien. Je serrai sa main et plongeai avec elle dans l'obscurité qui s'ouvrait devant nous. Oui, je lui faisais confiance. Quelque part au fond de moi, une voix murmura que je l'aurais suivie n'importe où.

 Quelque part au fond de moi, une voix murmura que je l'aurais suivie n'importe où

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Kivari #1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant