7- Le lien

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—  «Ton tour arrive, E.», mais qu'est-ce que ça veut dire enfin ? insista la journaliste.
— Il lui a gravé ça sur l'estomac. Voilà, vous savez tout. Laissez-moi maintenant !

Et sur ces mots, Terry Garrison se détourna de la caméra, son chien sur les talons. Il ne répondit à aucun des appels répétés de Felicia Mc Alistair qui peinait à le suivre sur la berge. Deux policiers apparurent à l'écran, je reconnus parmi eux Dean Evans, l'un des collègues de ma mère. Le second, que je ne connaissais pas, tenta de s'emparer du micro que tenait la journaliste. Celle-ci se défendit, arguant qu'elle avait le droit d'informer la population, mais les deux hommes ne voulurent rien savoir. Consciente du ridicule de la situation, Felicia Mc Alistair cessa finalement de gesticuler pour s'adresser à la caméra:

— C'était Felicia Mc Alistair en direct pour Haven News, à vous !

L'écran devint noir durant quelques secondes. Puis ce fut des bruits de pas, de protestation, et enfin, le plateau du journal télévisé de Haven News apparut à l'écran. Les deux présentateurs habituels de la matinale, Ellen Green et Scott Kinley, offrirent leur plus beau sourire aux téléspectateurs. La première remercia promptement Felicia Mc Alistair pour son reportage et le second s'empressa d'enchaîner sur les résultats sportifs de la semaine. Mais moi, je n'entendais déjà plus les commentaires lascifs portant sur les atours de l'équipe féminine de basketball.

Ton tour arrive, E.

J'expirai douloureusement, la gorge étreinte par une peur sourde et muette. Que pouvait signifier cette lettre ? Je me mordis la lèvre et serrai le rebord de la table sans m'en rendre compte. Et s'il s'agissait de l'initiale de mon prénom ? J'écartai aussitôt cette possibilité : je n'étais pas la seule personne en ville dont le prénom commençait par cette lettre, et quand bien même, il pouvait s'agir d'autre chose qu'un prénom. Et d'abord, comment savoir si je ne m'alarmais pas de manière prématurée ? Je relatai le peu d'éléments dont je disposais : une kanash, dont la cheville gauche était parée d'un bracelet de cuir, avait été assassinée près de la rivière. Quelles étaient les chances pour qu'il s'agisse de celle que j'avais rencontré la veille dans la forêt ? Et quelles étaient les chances pour que le message gravé dans sa chair me concerne ? Je déglutis en silence. Trop élevées, je le craignais bien... si le cadavre était bien le sien... Meori... souffla une petite voix à mon esprit. S'il s'agissait bien de Meori, qu'allais-je donc devenir dans cette affaire ? Un suspect ? Le suspect numéro un ?

Je me massai lentement les tempes.

Les kanashs et les locaux ne s'entendaient pas, au point de ne jamais se fréquenter, c'était une évidence avec laquelle nous naissions tous à Havenly. L'antagonisme était tel qu'il nous était impossible de nous comprendre. Il remontait, du peu que j'en avais retenu, à l'établissement même de la ville, après la victoire des colons sur les premiers habitants suite à la conquête du cœur de la vallée. Mais si l'expression de premier habitant ne choquait pas grand monde, celle de sourace en revanche masquait bien moins l'aversion que certains locaux pouvaient ressentir à l'égard des kanashs. Comme prise par une soudaine conscience de la réalité, je réalisai avec terreur que Meori avait peut-être perdu la vie dans des circonstances terribles. Terry Garrison ne s'était pas étendu sur la description du cadavre, mais je ne devinais que trop bien ce qu'on avait dû lui faire subir pour graver ces horreurs à même sa chair. Soudain, le déni s'envola et la respiration me manqua : un crime avait été commis.

Que ferais-je si la police trouvait des traces effectives de ma présence sur le pont ?

Mon esprit remonta à toute vitesse dans le temps. Qu'avions-nous fait, Liam et moi ? Nous nous étions retrouvés près du pont aux alentours de minuit. Nous avions l'habitude de faire le mur tous les deux. Croyant que nous dormions l'un chez l'autre, il n'avait pas été difficile de berner nos parents respectifs. Et mon père n'étant plus de ce monde... Je me mordis la lèvre. Garde la tête froide, Eden. Réfléchis ! m'intimai-je tout en fermant les yeux. Nous avions fumé de l'herbe de mauvaise qualité rapportée par Liam, il en piquait souvent à son frère aîné. Le cœur battant, je craignis que les policiers ne retrouvent la trace de notre méfait. Et ils le feraient. Si ce n'était pas ça, ce serait autre chose. Ce n'était qu'une question de temps. La gorge nouée, je m'exhortai au calme. Ce n'était pas parce que nous nous trouvions près de la rivière ce soir-là que nous avions un quelconque rapport avec le meurtre !

Kivari #1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant