30- Sous l'écorce

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Kila secoua lentement la tête : « Pas la peine de mentir. Je l'ai bien senti tout à l'heure.
— Eh bien si tu le sais, pourquoi me poser la question ? confirmai-je avec un début d'humeur.
— Tu lui as déjà parlé ? Est-ce que ta panthère vient souvent à toi ?
— Je... Seulement quelques fois... », admis-je à contrecœur.

Je laissai passer quelques instants. Le froid du crépuscule d'automne qui s'annonçait déjà dans le ciel calma la chaleur soudaine qui menaçait à nouveau de s'emparer de moi.

— Non, je ne l'ai jamais vue... finis-je par avouer autant pour briser le silence que pour me débarrasser de cet élément qui me pesait.

La jeune kanash fronça les sourcils.

— Alors tu ne sais même pas à quoi ressemble ton svarai ? Ça ne va pas du tout... conclut-elle tout bas.

Je fermai de nouveau les yeux. Avec le jour qui tombait, je commençais à me sentir fébrile. En outre, je ne souhaitais pas m'attarder davantage dans le sous-bois sachant ce qu'il pouvait bien abriter. Le souvenir du lion des montagnes me provoqua un frisson que je n'eus pas la force de dissimuler.

— Il faut que tu viennes avec moi, décida soudainement Kila. Tout de suite. Je crois que ton svarai ne s'est pas correctement lié à toi. C'est pour ça que tu n'arrives pas à communiquer comme il faut avec lui. Si on ne corrige pas ça rapidement...
— Je ne veux pas aller dans la forêt.
— Pourquoi ? insista la kanash avec une pointe d'agacement. Tu préfères rester comme ça ? Un kivari qui n'est pas harmonisé avec son svarai, ça n'est jamais bon. Surtout si ça dure.
— Il y a quelque chose dans cette putain de forêt ! éclatai-je brusquement.

Kila me dévisagea un instant sans comprendre, puis elle haussa les épaules : « Il y a plein de choses dans la forêt ? C'est normal puisqu'elle est vivante.
— Vivante ? », me bornai-je à répéter.

Car je n'avais aucunement l'intention de prendre davantage de risques. Ma rencontre avec le lion des montagnes m'avait suffit : ce monde était peut-être celui de Kila, mais il n'était pas le mien. Je ne prendrais pas le risque de me retrouver face au monstre de la forêt. Encore moins si celle-ci était vivante. Mais Kila en avait décidé autrement. Elle me répondit sur le ton de l'évidence, comme s'il s'agissait d'une connaissance universelle et absolue.

— Tous les kanashs le savent. Mais les kivaris le sentent d'autant plus parce qu'ils sont liés aux esprits. Je vais te montrer.

Et sur ces mots, elle toucha le tronc d'arbre contre lequel je me reposais. D'abord dubitative, je sentis peu à peu le flux de vie qui s'écoulait à travers l'arbre vibrer contre la paume de ma main ; c'était comme un fourmillement constant dont j'avais toujours eu conscience mais que je n'avais choisi d'écouter qu'à présent. Le sourire qui animait le visage aux traits fins de l'autre côté de l'arbre me gagna malgré moi. J'étais moi aussi apaisée par un sentiment de sérénité tel que je n'en avais jamais ressenti auparavant, et je sus alors que la force vitale de Kila était en train de me revigorer. Et tandis que nous nous accordions au travers de l'écorce, le flux se mua lentement en une charge électrique dont les vibrations devenaient de plus en plus difficiles à contenir : elles semblaient sur le point de jaillir de l'écorce à tout instant. Désormais irrésistiblement absorbée par l'énergie nourrissante que je recevais, je serrai davantage l'écorce frémissante entre mes mains fébriles. J'ignorais tout de la marche à suivre, de la manière dont il fallait la toucher.

D'abord gauche et maladroite, je laissai progressivement mes doigts suivre ce que mon instinct naturel leur commandait de faire. Je tressaillis lorsque Kila fit de même, car le flux se modifia aussitôt : d'abord bourdonnant, il se contorsionnait à présent, comme entremêlé par deux forces qui s'attiraient et se repoussaient à la fois. Elle me la transmettait. Sous l'écorce, la force vitale de Kila circulait comme un flot d'énergie qu'aucun obstacle ne pouvait endiguer. Elle cognait contre mes remparts, pleine, entière, plus puissante à chaque poussée. Profonde, intime. Exactement là où elle devait être. Juste avec moi. Un violent désir d'union, presque primaire, me submergea alors. Je n'avais plus qu'une seule préoccupation : fusionner avec cette nature que je découvrais. Elle était si libre, si sauvage, nue de tout artifice, simplement pleine de vie. Je la désirais plus que je n'avais jamais rien désiré d'autre auparavant. Elle allait et venait, par vagues successives, et le flot m'emportait un peu plus à chaque fois. Soumise à une profonde extase, je perdais le semblant de maîtrise que je n'avais jamais eu. Emportée par le flot, j'allais bientôt m'abandonner entièrement à elle. D'une minute à l'autre, je plongerais avec volupté dans...

Kivari #1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant